« L’Embuscade de Palestro », Raphaëlle Branche

Dans « l’Embuscade de Palestro », l’historienne Raphaëlle Branche met au jour toutes les significations contenues dans ce célèbre épisode de la guerre d’Algérie.

Christophe Kantcheff  • 4 mars 2010 abonné·es
« L’Embuscade de Palestro », Raphaëlle Branche
© AFP

Dix-huit mai 1956, dans les gorges de Palestro, à 80 kilomètres au sud-est d’Alger, région limitrophe avec la Kabylie. Une section de militaires français, qui effectue une mission de reconnaissance, marche dans ce décor magnifique fait de rochers escarpés et de djebels (montagnes), que traverse, au fond d’un ravin encaissé, l’oued Isser. Soudain, près du village de Djerrah, des tirs les surprennent. Leurs agresseurs, des maquisards de l’Armée de libération nationale algérienne (ALN), prennent rapidement le dessus. Bilan : des 21 soldats français, 17 cadavres seront retrouvés, criblés de balles, dénudés et mutilés, deux seront portés disparus, un autre sera tué accidentellement au moment d’être libéré, un seul survivra.

L’embuscade de Palestro a profondément marqué les esprits, révélant en métropole la violence d’une guerre qui n’était officiellement qu’une « mission de pacification » . C’est cet épisode, devenu emblématique, que Raphaëlle Branche, l’une des jeunes historiennes qui renouvellent la recherche sur la guerre d’Algérie [^2], a choisi de traiter pour la collection récemment créée par les éditions Armand Colin, « Le fait guerrier ».

En s’arrêtant ainsi sur un événement, ce livre pourrait rappeler une ancienne série prestigieuse, publiée chez Gallimard, « Trente journées qui ont fait la France ». Mais il s’en distingue nettement par la méthode. Raphaëlle Branche s’interroge ainsi sur la manière de faire le récit de cet événement, qui exige un regard décalé pour saisir non seulement ce qu’il représente du côté français mais aussi du côté algérien, où il n’est pas désigné par le nom du bourg colonial situé près du lieu de l’embuscade, Palestro, mais par le village où elle a eu lieu, Djerrah. Raphaëlle Branche montre également qu’il n’y a pas de compréhension complète de l’événement sans le recours à l’Histoire sur une plus longue durée.

Pour l’ALN, prolongement armé du FLN, l’embuscade de Djerrah est un fait militaire important, dont le message a deux destinataires. À la population algérienne, l’ALN/FLN fait une démonstration d’efficacité et de puissance : les villageois se sont impliqués dans cette action, de l’alerte initiale donnée aux maquisards jusqu’à l’aide apportée après les coups de feu
– avec toutes les conséquences de représailles que cela signifie. La France, quant à elle, se doit de comprendre qu’il n’y a d’autre organisation représentative du peuple algérien que le FLN.

Dans la société française, la représentation de l’embuscade de Palestro est tout autre. Raphaëlle Branche se livre notamment à une passionnante revue de presse des journaux grand public, du type Paris Match ou France Dimanche. Ceux-ci insistent sur la biographie de ces morts au champ d’honneur et sur leur sacrifice patriotique. Outre l’émotion due à la jeunesse des conscrits et au chagrin des familles, il en résulte que ces hommes sont des victimes qui ont subi une violence innommable. Les politiques cherchent à instrumentaliser l’émotion qui traverse le pays, afin de justifier l’intensification de la répression. L’opération est délicate, puisqu’elle pourrait aussi bien se retourner contre elle et provoquer un mouvement anti-guerre, le rappel des soldats en Algérie n’étant pas populaire.

Raphaëlle Branche consacre dès lors de nombreuses pages à la notion de violence, qui font apparaître à quel point celle-ci concentre des enjeux considérables. Les militaires français, rappelons-le, ont été tués, parfois achevés sur place, puis, pour la plupart, mutilés, égorgés, émasculés. En France, la presse, là encore, joue son rôle dans le jeu des représentations. Au mot « embuscade » elle substitue fréquemment le mot « massacre », qui change de nature l’action des maquisards. « Ainsi, morts civils et morts militaires sont liés ; terroristes et bandes armées identifiés » , écrit l’auteure. Mais certains psychiatres ou ethnologues sont aussi d’un grand secours pour imposer l’idée d’une guerre de civilisation – tiens, tiens ! –, avec d’un côté une Nation humaniste et de l’autre des populations sauvages, dont la religion, l’islam, est reliée au fanatisme, c’est-à-dire à la cruauté.

Aux yeux de ceux qui se battent pour leur indépendance, la violence exercée à Djerrah n’a évidemment pas la même signification : elle est un juste retour des choses. Remontant dans le temps, Raphaëlle Branche montre que le lieu de l’embuscade est en effet chargé d’une histoire douloureuse. En particulier autour de l’année 1871, où les colonisateurs ont réprimé une insurrection en tuant aveuglément et en séquestrant les terres. « Sur cette terre marquée par la violence et l’humiliation, tuer des militaires français, abîmer leurs corps, c’est reprendre possession de soi, agir », écrit l’historienne, qui, plus loin, ajoute : « La cruauté déployée […] exprime en même temps des aspirations politiques à une refondation de la communauté, à une libération de la présence coloniale ».

Les mémoires n’ont pas gardé de manière semblable l’événement. Si, côté français, il est resté très vif, il ne bénéficie pas de la même considération en Algérie, où le terrorisme aveugle, plus spectaculaire, est davantage célébré pour sa dimension révolutionnaire. Toutefois, l’historienne note un continuum : la région est encore aujourd’hui le théâtre de violences, avec la présence, dans le maquis de Djerrah, d’Al-Qaïda au Maghreb islamique.

L’embuscade de Palestro tient du pari d’écriture : celui de rendre compte de tant d’histoires, de représentations, d’enjeux et de significations cristallisés en un seul événement. Raphaëlle Branche signe là une analyse polyphonique dont elle maîtrise les lignes de chant. Ce faisant, elle rappelle que tout récit est une construction avec un choix de perspective et un point de vue. Un rappel toujours salutaire.

[^2]: Elle est notamment l’auteure de l a Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (Gallimard, 2001) et de la Guerre d’Algérie : une histoire apaisée ? (Le Seuil, 2005).

Idées
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