Les résistants de Chambon
En Lozère, l’action du réseau se concentre sur le soutien
aux familles demandeuses d’asile envoyées dans un petit village au nord du département, en pleine Margeride. Reportage
dans l’hebdo N° 1092 Acheter ce numéro
Rendez-vous avait été pris le 29 décembre. À Mende, siège de la préfecture et croisée des chemins pour les membres du RESF 48. « On s’appelle le matin même, au cas où les routes ne seraient pas praticables » , avait suggéré Patricia. Mais, dès le jour de Noël, la neige avait commencé à fondre en Lozère, et le 29 tout le monde pouvait circuler. Faisant le trajet depuis les quatre coins du département, ils se sont retrouvés une bonne douzaine devant le théâtre de la ville. Puis, discutant comme des camarades de classe, ils ont dépassé la petite patinoire installée sur la place pour l’hiver et sont allés s’installer dans un des cafés au coin. « Politiquement, il y en a certains que je ne peux pas sentir autour de la table ! » , a lancé l’une, en passant des boissons chaudes. Une plaisanterie pour rappeler que RESF, ici comme ailleurs, réunit des gens qui ne se ressemblent pas forcément : « Le réseau, c’est chacun ! » En principe, en Lozère, « tout le monde connaît tout le monde » . Mais, parmi ceux qui étaient présents ce jour-là, seuls quelques-uns s’étaient déjà croisés avant la création du comité local. Parce que militants au sein d’un parti (PC, NPA), d’une association (Ligue des droits de l’homme, Mrap), ou contre le projet de deuxième autoroute… « Certains se voient maintenant en dehors des réunions », a souligné Patrick, barbu, le photographe de la bande, graphiste de son état. « Moi, j’ai rejoint le réseau pour faire des connaissances, a lancé Jean-Luc en riant, un grand qui ne parle pas assez fort, d’autant que RESF, c’est quand même surtout des femmes ! »
C’est une jeune enseignante, Peggy, qui est à l’initiative du comité Lozère. Elle qui « n’avait jamais milité nulle part » a été profondément choquée ce jour de septembre 2007 où trois adolescents, Liridona, Dafina et Leotrim, 14, 13 et 11 ans ½, ont été arrachés à leur collège de Langogne, dans le nord du département, enfermés avec leurs parents, Albanais du Kosovo, au centre de rétention du Canet, à Marseille, puis expulsés. « Cette gamine, Liridona, menottée et enchaînée à bord d’un avion militaire, ça a été comme un électrochoc » , se souvient Peggy. « Les préfectures de Lozère et des Bouches-du-Rhône se sont mises à deux pour accomplir cet exploit : faire quitter le territoire coûte que coûte à cinq malheureuses personnes, dont trois enfants ! », rappelle le communiqué de l’époque. RESF 48 s’est monté dans la foulée : « J’ai appelé le réseau national pour savoir comment on faisait, raconte Peggy. On m’a répondu : “Tu déclares que le réseau existe et c’est fait !” » Un peu comme on plante un drapeau.
En Lozère, le fanion RESF flotte sur Chambon. « Pas Chambon-sur-Lignon, précise quelqu’un, Chambon-le-Château ! Un village à une trentaine de kilomètres de Langogne… » Mais ces deux communes ont plus qu’un nom en commun. À Chambon-le-Château, se trouve un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada). Le seul en Lozère. Parce que le maire, Guy Martin, « un homme engagé » , a bien voulu l’accueillir dans sa commune en 2003. Il faut l’imaginer : des demandeurs d’asile dans ce village d’un peu plus de 300 âmes, en pleine Margeride… « De tout temps, la Lozère a été une terre de relégation, rappelle Jean-Luc, comme de nombreux départements très ruraux. On y envoie ceux qu’on ne veut pas voir ailleurs. Il y a eu les Bretons, les Basques, les Républicains espagnols… » L’installation d’un camp de femmes à Rieucros en 1939 a marqué l’histoire de Mende. « La défense des sans-papiers s’inscrit dans une lignée de résistance en Lozère. »
« Mais quel sens cela a-t-il d’expulser des gens d’ici ?, reprend Patricia. C’est le département le moins peuplé de France. »
L’exode rural est tel, en effet, que l’installation d’un Cada de 40 places à Chambon n’est pas qu’une décision politique mais aussi un acte pragmatique : ces quelques habitants en plus ont permis, entre autres, de sauver l’école du village et de justifier le maintien d’une classe supplémentaire et d’un enseignant spécialisé. Sur les 48 élèves, un tiers sont « des enfants du Cada ». « Ils s’adaptent très bien et très vite », souligne Peggy, et « sont souvent parmi les meilleurs, comme les enfants de Zulfia, dit-elle en regardant sa voisine, mais ils ne sont pas toujours bien accueillis. Quand on fait des équipes pour un jeu, par exemple, ce sont souvent les derniers choisis. D’où vient cette réaction ? »
De fait, la Lozère n’a pas toujours bonne réputation en matière d’accueil. Le Front national y est bien implanté, et on y est vite considéré comme d’ « ailleurs » . « L’étranger est source de fantasmes, et la culture TF 1 compte pas mal d’adeptes »… Mais l’énergie et la détermination du RESF local contredisent la tendance. « Il y a des habitants de Chambon qui, sans rejoindre le réseau, apportent des vêtements tous les ans pour le Cada… » , fait valoir Peggy. « Quand je suis arrivée du Kosovo avec mes trois enfants, raconte Zulfia, je suis passée par Lyon, d’où on m’a envoyée à Chambon. Je ne parlais pas un mot de français, j’ai pris un train pour Langogne, puis un car… C’était l’hiver, et j’ai été très surprise de débarquer dans un petit village sous la neige, où je ne savais pas où faire quelques courses… Ce n’était pas vraiment l’idée que je me faisais de la France ! » Aujourd’hui, Zulfia vit « en ville » , à Mende, où elle travaille. « Son carnet d’adresses fait dix fois le mien ! », plaisante Patricia. Presque une figure locale. Mais avec un titre de séjour à renouveler tous les ans.
RESF Lozère se concentre quasi essentiellement sur les familles logées à Chambon, donc demandeuses d’asile, et quelques familles sans papiers en lien avec elles. C’est une particularité. RESF 48 accompagne une dizaine de familles par an. Elles viennent en majorité d’ex-Yougoslavie (Serbie, Kosovo, Macédoine), d’Arménie, d’Azerbaïdjan, du Congo (RD Brazzaville), du Daguestan, de Tchétchénie, d’Équateur… « On a fait d’énormes progrès en géographie, fait remarquer l’un. Et en droit ! Car, dès qu’une nouvelle famille arrive, on se penche sur son histoire, son parcours pour arriver jusqu’ici, la situation de son pays… On l’aide à trouver un avocat, à constituer un dossier, à chercher un logement et un travail quand sa demande d’asile a été refusée mais qu’elle a obtenu un titre de séjour… »
Un salarié de la Cimade est venu de Montpellier pour leur dispenser une journée de formation juridique. Obligation de quitter le territoire français (OQTF), autorisation provisoire de séjour (APS), Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), recours au tribunal administratif, code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), codes de nationalité des étrangers : ils sont devenus imbattables. « On participe aussi aux actions nationales RESF : contre le délit de solidarité ou pour soutenir la Cimade contre le ministère, on était une trentaine. C’est beaucoup ! précise Patricia, parce qu’ici, à trois, on fait une manif ! » « Et à quinze, on encercle la police », renchérit Jean-Luc.
« Les sympathisants », prêts à répondre aux « alertes mails », par exemple, seraient entre 150 et 200. « L’avantage, poursuit Patricia, c’est qu’on connaît tous les membres et qu’on connaît des gens partout : associations, partis, syndicats, administrations… Mais aussi presse, radio. L’inconvénient, c’est qu’on passe beaucoup de temps en déplacements pour aller voir les familles, et pour les démarches administratives ou juridiques. » « Et on a parfois du mal à trouver des parrains, regrette Élisabeth, notamment parmi les élus. » RESF 48 affiche 30 parrains et marraines à ce jour, dont une dizaine d’élus : 4 conseillers généraux, et des maires et conseillers municipaux.
Des parrainages ont été célébrés à Chambon-le-Château, Rocles, Cheylard-L’Evêque, Florac, Langogne et Luc. Ils sont l’occasion d’une implication plus personnelle. Des liens se créent. « C’est un engagement militant mais aussi affectif » , précise Hélène, qui se lance dans le récit du mariage de Jennifer et Ljubomir. Lui est serbe ; elle, équatorienne. Tous les deux la vingtaine. Ils se sont rencontrés à Avignon, en situation irrégulière. Ils sont tombés amoureux. Ljubomir ayant été régularisé en janvier 2009, ils se sont mariés en mars, à Chambon. Par la suite, le réseau n’a cessé de plaider la cause de Jennifer… « Il y a aussi des moments difficiles, reconnaît Jean-Luc. Quand une famille se voit notifier un refus, par exemple. Souvent, les gens n’ont pas compris tous les détails. On leur explique en sortant, on a tous un peu la gorge nouée… »
« On a passé quelques nuits blanches, admet Denis, qui vient de Marvejols et a rejoint le réseau avec son épouse. Psychologiquement, ce peut être difficile. » « D’où l’intérêt de se regrouper, reprend Patrick. Si les parrains sont en première ligne, les responsabilités tournent. » Mais les familles aussi. « Dès que l’une est régularisée, c’est la fête ! Et puis une autre arrive, avec une autre histoire, d’autres drames. Il faut tout recommencer. Et là, on se dit que c’est un puits sans fond… » , poursuit Jean-Luc.
« Le réseau a pris pour deux raisons, résume Patrick : d’abord parce qu’il mobilise autour de drames touchant des enfants ; ensuite, parce que l’élection de Nicolas Sarkozy et l’intensification des expulsions ont déclenché le besoin de réagir politiquement. »
Pour soutenir financièrement le réseau en Lozère, l’association Liridona a été créée, du nom de cette jeune fille qui n’est toujours pas à l’abri : sentant leur vie menacée au Kosovo, elle et sa famille sont revenues en France et se sont installées à Annecy (Haute-Savoie). Leur demande d’asile a été rejetée, la mère a obtenu une APS de six mois pour maladie, le père est autorisé à faire une demande d’intégration par le travail. « On aime l’école, on aime la liberté […], a écrit Liridona. Ici on a appris la langue et aussi votre vie. » RESF 74 a pris le relais.