Alain Cambi : « Des frustrations qui explosent »
La longue grève à la SNCF révèle le profond malaise des cheminots. En cause, les restructurations, les destructions d’emploi et l’abandon d’un service public, explique Alain Cambi, secrétaire fédéral de SUD-Rail.
dans l’hebdo N° 1099 Acheter ce numéro
Politis : Loin des propos rassurants de la direction
de la SNCF, le mouvement
de grève des salariés a mis en évidence un malaise général dans l’entreprise publique. Quelles en sont les raisons ?
Alain Cambi : Depuis plusieurs années, une stratégie de management mise en place par la SNCF, et pratiquée dans des grandes entreprises comme France Télécom, entraîne des situations de sous-effectif chronique. Les salariés sont en permanence sous pression et « tentent » d’assurer leurs missions de service public, ce qui génère un certain nombre de conflits entre la hiérarchie de proximité et les personnels. Ce management a introduit des mesures d’individualisation, avec notamment un système de primes et des entretiens annuels, ce qui fait que les salariés se retrouvent souvent seuls, avec de moins en moins la possibilité d’échanger avec leurs collègues sur la question du travail. Il y a une fragilisation, voire une destruction, des collectifs de travail. C’est une des raisons qui font que nous en sommes à plus de deux semaines de conflit alors que la direction promettait que cela ne durerait que 48 heures.
Le ras-le-bol des cheminots est-il aussi lié au défaut de communication de la direction ?
La direction multiplie les groupes de travail, les réunions, etc. Elle occupe les représentants du personnel au plan national. En réalité, nous constatons l’absence d’espace de négociation. La direction communique sur le terrain, affirme qu’il y a un dialogue social, que des discussions sont en cours, mais dans le même temps elle met en place ses projets de restructurations. Cette méthode était flagrante dans le cas du fret, c’est-à-dire du transport ferroviaire de marchandises. Les cheminots se retrouvent désormais confrontés à une désorganisation du travail et sont mis devant le fait accompli. Cela génère des frustrations énormes, qui ont été mises en évidence par l’étude du sociologue du travail Henri Vacquin sur les événements de la gare Saint-Lazare à Paris en janvier 2009. La restitution de cette enquête demandée par la direction a été volontairement tronquée par elle, alors qu’elle fait apparaître la façon dont la direction avance masquée, laissant à la direction régionale la gestion du mal-être. Cette situation génère de la frustration, qui à un moment donné explose.
Dans une lettre au président
de la SNCF, vous évoquez
des « rapports de virilité »
au niveau de la hiérarchie,
et le discours qui les accompagne passe mal…
Il y a des contradictions extrêmement fortes qui choquent les salariés, et que l’on retrouve dans les entreprises publiques que le gouvernement veut démanteler. On a une direction qui organise une communication interne sur le thème : on est dans un système de plus en plus concurrentiel qu’on n’a pas choisi, mais on est confrontés à des choix et il faut faire avec… Le discours est très guerrier et consiste à dire qu’il faut se battre. Mais, au bout du compte, des phénomènes de dumping social mettent en cause les conditions de travail de l’ensemble des salariés. Et la volonté du gouvernement est de mener cette politique libérale qui vise à mettre en place un marché pour casser notre culture de service public et le savoir-faire des cheminots.
Avec quelles conséquences ?
Des centaines de gares de fret vont fermer, à la suite de leur mise en concurrence. Cette volonté européenne de libéraliser le transport ferroviaire de marchandises a débuté en France en 2006 et a entraîné une chute spectaculaire. On transportait 55 milliards de tonnes-kilomètres dans les années 2000. Aujourd’hui, toutes entreprises confondues, on va en transporter environ 27 milliards. On a cherché à faire en sorte que des entreprises entrent dans le marché du fret. Que s’est-il passé ? Elles ont capté des marchés à la SNCF, susceptibles d’être les plus juteux à court terme. Tout cela se fait sur fond de remise en cause des règles d’utilisation du personnel à la SNCF. Aujourd’hui, le gouvernement et les entreprises considèrent que cette réglementation est trop contraignante. Pour créer un dumping social, le gouvernement a autorisé les entreprises privées entrant dans le marché du fret à utiliser leur personnel aux règles du code du travail, beaucoup moins contraignant que la réglementation de la SNCF. Or, ces règles sont liées à la sécurité, qui est en train de se dégrader.
Le transport ferroviaire de passagers est-il aussi concerné par cette dégradation des règlements et de la sécurité ?
Le président de la SNCF a clairement annoncé qu’il souhaitait une remise en cause de la réglementation d’utilisation du personnel. Il est aussi favorable au transfert des personnels, avec la velléité d’ouvrir à la concurrence le trafic de voyageurs. Ce sont des marchés potentiellement plus juteux que les marchés de fret ferroviaire. Depuis plusieurs années, Veolia démarche toutes les régions pour assurer des missions de service public et veut concurrencer les TGV. La SNCF met en place dans certaines régions des établissements réunissant tous les métiers pour les trains express régionaux (TER). En cas d’appel d’offres, Veolia peut désormais emporter le marché en mettant en cause les règles sociales, et reprendre l’établissement avec la possibilité d’un transfert de personnels. On est loin d’une politique qui consisterait à développer une entreprise de service publique au service de l’intérêt général.