Argentine : un pays au bord du gouffre
Le couple Kirchner accommode le vieux péronisme à la sauce néolibérale et succombe aux tentations de la corruption, tandis que le mécontentement enfle. Reportage.
dans l’hebdo N° 1096 Acheter ce numéro
Dans les rues de Buenos Aires, entre chaleur inhabituelle et pénurie d’eau, les habitants des bidonvilles proches de la gare du Retiro, les Porteños, n’oublient pas la crise qui a secoué leur pays en 2002. Le temps de l’effondrement des banques, de la disparition de la monnaie, quand des familles entières, pauvres et classes moyennes mêlés, dormaient à même les trottoirs, s’abritant sous des bâches sommairement fixées sous les portes cochères. Il leur suffit de regarder les immeubles en ruines, les usines abandonnées ou les boutiques jamais rouvertes pour se souvenir. Dans le quartier Florida du centre, le commerce paraît florissant car alimenté par le tourisme brésilien ou chilien, et une fraction de plus en plus riche de la population, celle qui avait mis ses devises à l’étranger.
Comme dans les quartiers pauvres de La Boca, de San Telmo ou de Matanza, la nuée de petits vendeurs qui tentent de gagner quelques pesos sur les trottoirs et les chaussées piétonnes du centre-ville rappelle que la crise nationale et mondiale a atteint la population. Les Porteños répètent qu’ils vivent dans l’angoisse et dénoncent l’augmentation de 50 % du prix de la viande, l’aliment sacré du pays. Cette augmentation entretient l’inflation, qui pourrait dépasser 20 % en 2010 après avoir atteint un rythme de 8,3 % au cours des trois derniers mois de 2009 ; tandis que le chômage s’étend, à Buenos Aires et dans les provinces, où il frôle parfois les 20 %. Les rumeurs de corruption qui courent le pays et la presse ne rassurent guère les Argentins sur un pouvoir renouant avec les mauvaises habitudes de ses prédécesseurs.
Le couple Kirchner, Cristina à la présidence et Nestor à la tête du parti péroniste, affronte une opposition parlementaire disparate mais majoritaire depuis quelques mois. Les manifestations de protestations reprennent dans le pays malgré la mainmise de la présidence sur de nombreux syndicats: « Nous n’avons plus confiance en personne, explique Joachim, un ingénieur en informatique qui avoue avoir cru au couple régnant, et je crains que, si un militaire se présente à nouveau, la majorité de la population le laisse faire. J’ai vécu en Europe il y a quelques années, je vais en France de temps en temps, et je sais que tous vos partis acceptent plus ou moins le libéralisme, mais ici, en plus, personne n’est plus capable de dire qui est de gauche et qui est de droite. La version actuelle du péronisme est la plus conservatrice depuis vingt ans, et le populisme peut nous conduire au pire car la présidente ne sait plus quoi faire pour flatter les plus mauvais penchants de la partie la plus défavorisée de la population tout en menant une politique de droite qui ressemble, en pire, à celle de votre président Sarkozy. »
Cristina Kirchner s’accroche aux pouvoirs que lui donne le régime présidentiel, et se bat quotidiennement contre des parlementaires débauchés un par un pour avaliser la politique financière qui l’a conduite à virer, fin janvier, le directeur de la Banque centrale, « coupable » d’avoir refusé d’éponger les dettes du pays. Nestor a bénéficié récemment d’un répit grâce à une grave opération de la carotide. La presse a brièvement oublié qu’à l’automne 2008 il avait acheté deux millions de dollars, à la veille d’une chute prévisible du cours du peso argentin. Après l’avoir nié, le mari de la présidente, lequel espère se représenter à la tête du pays en 2011, a avoué. Avant d’expliquer qu’il ne s’agissait pas d’une spéculation mais d’une somme destinée à l’achat d’un hôtel de luxe pour sa famille dans le sud du pays. L’hôtel Patagonico, qui loue ses chambres de 240 à 500 euros la nuit et fait payer 5 euros la bouteille d’eau minérale, importée des Alpes parce qu’elle est la marque préférée de la Présidente.
L’aveu n’a pas désarmé les oppositions et a choqué la majeure partie des Argentins. Le retentissement est d’autant plus important que cette histoire n’est pas la première : le responsable du parti péroniste est soupçonné dans d’autres affaires de corruption et de pots-de-vin. Les électeurs qui ont refusé la majorité parlementaire au couple il y a quelques mois ne font pas dans le détail et accusent Cristina et Nestor de s’enrichir aux dépens du pays. Une enquête fiscale a établi que, depuis son arrivée en 2003, à la Maison rose, le palais présidentiel, le couple a accumulé 1 752 000 euros de gains de change.
Cadre dans une grande banque aux capitaux espagnols, Martin explique: « Comme l’exemple vient de haut, tous ceux qui le peuvent, même avec quelques milliers de dollars, spéculent contre les intérêts du pays. Je le vois dans mon travail de contrôle des comptes, ce sont les gros agriculteurs, ceux qui vivent du soja et du maïs transgénique, et quelques grands propriétaires de Fincas, d’élevage, qui exportent le plus d’argent vers l’étranger. Pas de risque que cela se sache car les grands propriétaires tiennent directement ou indirectement la presse écrite et une partie importante des chaînes privées de télévision. Le pays court à la catastrophe. »
Un journal qui s’oppose un peu au pouvoir, Perfil , vient de publier une liste bancaire de cent personnes ou sociétés ayant joué le dollar ou l’euro contre le peso en 2008 et en 2009. Sur la liste figurent des entreprises agricoles, des sociétés et le syndicat des camionneurs, qui s’est rendu acquéreur de 6 millions de dollars à la fin de 2008. « Tous pourris ! », s’exclame José, qui tape le carton avec d’autres chômeurs dans un parc de La Boca. Il n’ira plus jamais voter, jure-t-il avec ses copains.
La Coalition civique, qui conduit difficilement une opposition hétéroclite à la présidente, demande que la justice se prononce sur les achats présidentiels, du point de vue légal et de l’éthique politique. Initiative qui a pour conséquence de relancer l’agitation sociale. Avec des manifestations organisées à travers tout le pays par les « piqueteros » , les chômeurs accusés d’être manipulés par le pouvoir présidentiel en place. Grâce à l’attribution de bons d’achats et de subventions plus ou moins discrètes aux fameuses coopératives qui ont souvent pris le relais des entreprises défaillantes à la suite de la crise de 2001 ; une crise dont tout le monde redoute ici le retour et dont on voit déjà les prémices dans la capitale, avec une dizaine de milliers de SDF errant dans le centre-ville. Dans le quartier de La Boca, des milliers de femmes et d’hommes vivent avec des « bons » municipaux ou nationaux, désespérant de trouver le moindre travail. Les chiffonniers qui cherchent de quoi gagner leur vie dans les poubelles sont de plus en plus nombreux. Et une rumeur court : les bidonvilles vont être rasés et les quartier populaires « réhabilités », aux dépens des plus démunis, pour être mis sur le marché immobilier.