Climat : les arnaques du marché carbone
Alors qu’explosent les transactions sur les droits à polluer, les fraudes se multiplient. Critiquées pour leur inefficacité à réduire les émissions, ces bourses de CO2 montrent des failles très inquiétantes.
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Mercredi 17 mars, sueurs froides chez BlueNext. Cette bourse basée à Paris, spécialisée dans les transactions de permis d’émission de CO2 – les fameux « droits à polluer » –, vient de détecter la circulation de près d’un million de titres irréguliers. Les transactions véreuses ont pu porter sur 10 millions d’euros. Panique, le cours du permis chute de 12 à 1 euro. BlueNext suspend en urgence les échanges pendant trois jours, le temps de vérifier la validité des titres.
Ce coup dur n’est que le dernier en date d’une succession préoccupante depuis moins d’un an : des milliards d’euros ponctionnés au fisc, des détournements, des faux, des reventes frauduleuses, des contrôles insuffisants, des spéculations sauvages, etc. Nés il y a cinq ans à peine, les marchés de droits à polluer se retrouvent déjà déstabilisés.
Ce nouveau secteur de la finance n’a rien à envier aux autres par sa complexité et son opacité. Facteur aggravant, il manipule une marchandise totalement virtuelle : des émissions « évitées » de gaz carbonique (CO2), le principal des gaz à effet de serre. Ces marchés brassent plusieurs types de titres CO2 – de la « monnaie carbone ». Première source : le protocole de Kyoto. Imposant aux pays industrialisés de limiter leurs gaz à effet de serre, il leur a attribué des « unités de quantités attribuées » (Uqa) correspondant au volume de CO2 qu’ils ont le « droit » d’émettre (1 Uqa = une tonne de CO2). Les pays qui en manquent, en raison d’émissions excessives, doivent en acheter avant 2012, date d’échéance du protocole, auprès de pays qui en auraient en excès.
Magnanime, Kyoto a inventé un autre mécanisme leur permettant de délocaliser une partie de leurs obligations, en finançant, à moindre coût, des réductions dans un pays du Sud. Pour chaque tonne de CO2 évitée, le financeur reçoit une « unité de réduction certifiée d’émission » (URCE, dite aussi « crédit carbone »). Ces URCE sont monnayables, de gré à gré ou via des bourses spécialisées dans la finance carbone – Chicago Climat Exchange (CCX), European Climate Exchange (ECX, Londres), BlueNext, etc. En 2008, le marché des URCE s’est élevé à près de 25 milliards d’euros.
Autre source, et de loin le principal marché de titres CO2 : le Système communautaire d’échange de quotas d’émission (SCEQE). Il impose depuis 2005 des réductions aux quelque 11 400 entreprises les plus émettrices – production d’énergie, métallurgie, papier, ciment, céramique, verre –, totalisant 40 % des gaz à effet de serre de l’Union. Après négociations (âpres), les États leur allouent gratuitement des quotas d’émission, chaque unité « autorisant » là aussi à émettre une tonne de CO2. Principe : la quantité totale de quotas est inférieure aux émissions des 11 400 entreprises, afin de les inciter collectivement à des réductions. Au 1er mai, chacune rend compte au registre national de son pays. Les entreprises qui manquent de quotas doivent en acquérir (via une bourse de carbone) auprès d’autres dotées de surplus. En 2009, le marché de quotas du SCEQE a représenté 70 % des transactions mondiales de tous les titres CO2, avec 100 milliards d’euros.
Même fleur qu’aux États avec Kyoto : les entreprises peuvent recourir aux URCE pour couvrir une part de leurs émissions (jusqu’à 20 % dans certains pays). Intérêt : le cours de l’URCE est en général inférieur de 1 à 3 euros à celui du quota (environ 13 euros actuellement) [^2].
C’est cette passerelle URCE-quotas qui a permis la fraude du 17 mars. Tout commence en Hongrie, où des entreprises remettent à leur registre national des URCE pour couvrir leurs émissions. Ayant été « consommées », elles devraient être détruites. Mais le gouvernement hongrois actionne une échappatoire autorisée : il remplace ces URCE par des UQA qu’il détient en surplus, pour les vendre au Japon, qui court après son engagement de Kyoto. Intérêt pour Budapest : le marché des URCE est plus liquide et lucratif que celui des UQA
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Mais, à la suite de méandres dont la finance a le secret, 800 000 de ces URCE réapparaissent sur BlueNext. Inutilisables pour remplacer des quotas, puisque ayant déjà servi ! Les données de tous les registres nationaux sont bien compilées au niveau européen (et accessibles par les bourses de CO2), mais… une fois par semaine seulement. « Avec les failles du système, il est théoriquement possible de comptabiliser la même URCE à de multiples reprises, par trois circuits différents ! » , affirme Elise Buckle, du WWF. BlueNext s’est empressée de modifier ses procédures, et Bruxelles de fermer les registres jusqu’au 19 avril, pour préparer à partir de septembre l’interdiction de la revente des URCE (les pays de l’Union en posséderaient près de 100 millions)…
Si cette brèche est colmatée, l’affaire annonce un péril plus massif. Avec la récession post-URSS, les émissions des pays d’Europe de l’Est ont baissé bien en deçà de leurs obligations de Kyoto, au point qu’ils se retrouvent à la tête de quantités considérables d’UQA : environ 2,2 milliards sur 2008-2012 pour les dix derniers entrants dans l’Union, 2,4 milliards pour l’Ukraine et 5,5 milliards pour la Russie. Cette monnaie CO2 représente cinq années de quotas de l’Union ! On peut s’attendre à ce qu’elle soit bradée sur le marché avant 2012, date limite pour tenir les obligations du protocole de Kyoto, pour lequel Copenhague n’a pas esquissé la moindre prolongation. « C’est une véritable inquiétude… », convient Émilie Alberola, à la Caisse des dépôts. En fait, les marchés du CO2 pourraient tout simplement s’effondrer.
Et de tels effets d’aubaine sont nombreux ! Entre 2005 et 2007, certains États (dont la France) et lobbies industriels avaient roulé Bruxelles dans la farine, obtenant abondance de quotas, au point que leur cours s’est effondré en février 2007 à moins de 1 euro la tonne de CO2, tuant toute incitation à réduire les émissions. Erreur corrigée ? Pas totalement. Ainsi, dix grandes entreprises européennes, avec à leur tête les Françaises Arcelor et Lafarge, auraient accumulé, sur cinq ans, 230 millions de quotas en surplus, alléguant notamment de généreuses prévisions de croissance non réalisées, donc moins de CO2 et un gonflement sans effort de leur surplus de quotas ! [^3].
Le marché de quotas manque étonnamment de garde-fous, remarquait l’Autorité des marchés financiers lors d’un récent colloque, constatant que les quotas de CO2 ne sont pas des instruments financiers au sens légal, et qu’ils ne bénéficient donc pas de la réglementation qui les encadre. « L’Union européenne a clairement avoué que sa priorité avait été à l’essor de son marché carbone, qui s’est développé plus vite que prévu », commente Émilie Alberola.
Autre alerte concernant les URCE : en 2009, l’ONU, garante du mécanisme, a temporairement suspendu, pour manquements graves, l’agrément des deux principales officines chargées de vérifier sa fiabilité, le norvégien DVN et l’anglais SGS, qui traitent les deux tiers des dossiers ! Il y a dix jours, c’était au tour de l’Allemand Tüv Süd, autre poids lourd. Et la tendance n’est pas réjouissante : experts et gouvernements envisagent désormais d’émettre des URCE fondées sur la « déforestation évitée », alléchantes car peu chères à financer et abondantes, mais facilement douteuses, de potentiels « subprimes carbone » en gestation [^4].
Dysfonctionnements ponctuels, scories de jeunesse ? « Non, c’est la nature même de ces marchés dérégulés qui est en cause, soutient Aurélien Bernier, observateur assidu [^5]. Et, à l’image de la finance classique, on rencontre une même absence de volonté politique pour les contrôler sérieusement. » Tous les risques révélés par la finance classique sont en germe dans sa branche carbone. Un marché secondaire des URCE a émergé dès 2007 (revente, achats à terme, valeurs composites, etc.), il a quintuplé de volume en deux ans, et représente déjà près de 90 % des échanges d’URCE ! « Et si le prix de la tonne de CO2 augmente – ce qui serait souhaitable pour contraindre à réduire les émissions –, la spéculation va devenir de plus en plus intéressante », avertit Aurélien Bernier. Des cabinets d’analyse estiment que, dans dix ans, le marché du carbone pourrait peser 3 000 milliards de dollars, vingt fois plus qu’aujourd’hui.
[^2]: En raison d’incertitudes plus importantes quant à la concrétisation effective des réductions d’émission.
[^3]: Voir le rapport The Carbon Rich List, de l’ONG anglaise Sandbag, .
[^4]: Voir Politis n° 1050 et le hors-série n° 51 (octobre 2009).
[^5]: Auteur du Climat otage de la finance, Mille et Une Nuits, 2008.