« La loi du ghetto », de Luc Bronner

Luc Bronner montre comment certains quartiers de banlieue se caractérisent par un enfermement aussi bien extérieur qu’intérieur.

Olivier Doubre  • 1 avril 2010 abonné·es
« La loi du ghetto », de Luc Bronner
© PHOTO : HORVAT/AFP

Il est courant de dire que les journalistes français sont peu enclins à pratiquer le journalisme d’investigation, spécialité incontestée de leurs confrères anglo-saxons. Luc Bronner, qui couvre les banlieues françaises pour le quotidien le Monde , est l’un de ceux qui démentent une telle assertion. Depuis plusieurs années, en effet, ses articles très remarqués, au point qu’ils lui ont valu le prix Albert-Londres 2007, proposent un suivi attentif des nombreux problèmes de ces parties du territoire hexagonal généralement autant délaissées par l’État, les services publics et les entreprises que par les médias nationaux ou régionaux en dehors des récits d’émeutes. Aujourd’hui, la publication de la Loi du ghetto vient confirmer l’engagement du journaliste et constitue, à la suite des papiers de l’auteur, une véritable « enquête » dans les banlieues des plus grandes villes du pays, mais aussi des agglomérations plus modestes, et le récit à la première personne de ce qu’il y observe jour après jour.

D’emblée, Luc Bronner insiste sur le pluriel, en prévenant dès l’introduction : « Ce livre ne traite pas de la banlieue. Laquelle, d’ailleurs ? Neuilly-sur-Seine ou Clichy-sous-Bois, pour prendre le raccourci le plus simple ? […] La banlieue n’existe pas. Ou, du moins, n’a pas de sens au singulier. Utilisons le pluriel : les banlieues, les riches, les moyennes, les pauvres, les proches, les lointaines, les bourgeoises, les pavillonnaires, les populaires, les chics, les “sensibles”… Ce sont ces dernières qui m’intéressent. Et parmi elles, les plus dures. »

Le journaliste y passe le plus clair de son temps, non sans risque parfois, et, après de minutieuses prises de contacts, rencontre ses habitants, jeunes et moins jeunes, retraités, pères et mères de famille, immigrés ou « gaulois » comme il y est d’usage de dénommer ceux dont le parcours familial n’a pas été marqué par l’expérience de la migration. Autre qualification pour ces quartiers, qui fit et fait encore l’objet de débats parmi les chercheurs en sciences sociales, le terme de « ghettos » est revendiqué clairement par l’auteur, qui prévient néanmoins : « Nos quartiers ne sont pas les ghettos américains, encore moins les ghettos juifs du passé. » Pourtant, reprenant la définition du sociologue Didier Lapeyronnie [^2], pour qui le terme se justifie dans le sens où il implique « à la fois une fermeture d’un territoire vis-à-vis du reste de la société et la construction, dans cette cité, d’une contre-société ou d’un mode de vie particulier » , Luc Bronner s’applique à montrer avec force détails combien ces quartiers, marqués au fer rouge par une pauvreté généralisée, se caractérisent par un véritable « enfermement » , autant de l’extérieur du fait de la ségrégation sociale, voire ethnique, dont ils sont l’objet, que de l’intérieur, avec « un langage » bien à eux et des « normes qui permettent de compenser, partiellement, les blessures infligées par la société ».

L’auteur nous emmène de l’autre côté de la « frontière » , dans « la face sombre de notre belle République, celle dont on voudrait qu’elle n’existe pas ou qu’elle ne se voie pas ». Sans nier les dérives, les trafics et les violences en son sein, mais sans concession non plus pour la façon dont la République délaisse ces quartiers et leurs habitants – ou dont l’essentiel de l’intervention se limite aujourd’hui à l’action de la police. Les relations avec celle-ci, qui est bien souvent le dernier service public à être encore présent dans ces cités, non sans mal, apparaissent comme un problème complexe et récurrent, quel que soit l’angle par lequel on tente de décrire la vie des quartiers dits sensibles. Luc Bronner a ainsi enquêté sur les divers trafics qui y ont cours, du cannabis aux drogues dites dures, mais aussi de pièces détachées automobiles, de vêtements contrefaits ou de cosmétiques, jusqu’aux épiceries clandestines pour pallier l’absence de commerces de proximité. Il observe aussi les « hiérarchies invisibles » de ces ghettos français, marqués notamment par un certain « renversement de l’autorité et des pouvoirs : les jeunes protègent leurs parents, perçus comme trop soumis vis-à-vis de l’État, de la société » . Au terme de ses pérégrinations, de banlieue en banlieue, à travers ces quartiers marqués par un chômage massif et les discriminations, Luc Bronner dresse le portrait de territoires où les lois et les protections de la République semblent toujours plus lointaines. Et sont remplacées par une curieuse et implacable « loi du ghetto » , mêlant violence et solidarité.

[^2]: Notamment dans son dernier ouvrage, Ghetto urbain, Robert Laffont, 2008.

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