La rébellion ou la soumission

Un film sur l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, et une série de témoignages radiophoniques livrent
une vision saisissante
de la psychiatrie
en France.

Jean-Claude Renard  • 29 avril 2010 abonné·es

Hors champ. Des râles, des hurlements. Des pleurs aussi et borborygmes qui, d’une autre pièce, proche et lointaine à la fois, parviennent en salle d’attente, traversent les couloirs, s’accrochent aux murs. Ça chuinte le Valium, chahute, d’une supplique l’autre. Tombe l’internement d’une patiente. Contre son gré mais surtout pour la protéger d’elle-même, justifie le psychiatre de garde. Voilà un jour de pluie ordinaire dans une forteresse haussmannienne. Ballet cadencé d’infirmiers, plans fixes sur une poignée de patients en mal d’articuler quelques mots, shootés, décalqués, échanges brefs entre médecins, réconforts ou sermons du personnel, déambulations de chariots. Des portes en cascade, des hublots, des couloirs. Une succession de visages, de trognes d’assassins besogneux, de regards hagards, en transe de béatitude inquiète, de bides dépoitraillés. Exceptionnellement autorisé à filmer à l’intérieur des bâtiments, Ilan Klipper s’est glissé plusieurs mois, entre 2008 et 2009, dans les services fermés des secteurs 15 et 17 de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris.

La caméra suit son sujet d’une situation et d’un cas à un autre. Tranches de vie ramassées dans une unité de lieu, de temps et d’action. C’est du brutal. Du cinéma direct à la manière de Frederick Wiseman (au reste, tous deux présentés au dernier festival international de cinéma de Nyon, Wiseman pour la Danse, The Paris Opera Ballet ). Klipper suit une diarrhée verbale aux franges de l’agressivité, péniblement négociée par les blouses blanches, finissant par ­s’apaiser ; une équipe de nuit qui fait sa tournée, une lampe de poche balayant les ronflements lourds. Au petit matin, dans un pyjama bleu, les fumeurs tirent sur une première clope dans les replis du jardin. Un terrain clos dans un espace clos. Dans un temps suspendu aussi, suspendu aux traitements, aux administrations de pilules, aux neuroleptiques, aux sédatifs, aux isolements, aux consultations. À l’occasion, une dose d’électrochocs. Faut ce qu’il faut. Entre les cordes, l’hôpital psychiatrique est un match, entre la blouse et le pyjama, entre la rébellion et la soumission. Au-delà de son adresse, Sainte-Anne, hôpital psychiatrique s’interroge donc sur le tout-médicament et certaines méthodes, de la cellule individuelle aux ceintures de contention.

Tel est tableau plus ou moins bien ordonné pour que la machine institutionnelle poursuive sa tâche. Et derrière le tableau, remarquablement filmé, le réalisateur souligne une machine pliée aux restrictions budgétaires, aux exigences de rendement (le patient doit décaniller au plus vite, faute de places suffisantes), loin de tenir compte d’une psychiatrie qui se vit, s’exerce dans la durée. Une situation impossible que livrait en partie déjà Philippe Borrel dans son documentaire récemment diffusé (sur France 5), Un monde sans fous ?
Documentariste (Des hommes en cavale, les Avocats du salopard), également réalisateur de séries radiophoniques (entre autres, articulées autour de la prison, de l’immigration), Joseph Beauregard a choisi un autre angle, une autre perception de l’hôpital psychiatrique, non moins directe. Non moins brutale. Celle de la première et de la dernière nuit passée en HP. Et de recueillir cinq voix pour un travail sur soi-même, sur l’épreuve d’une expérience vive, âpre. Affaire de violence. De mémoire, de fleur des nerfs. La grande défaite en tout, c’est d’oublier. Ceux-là n’ont rien oublié.

Ainsi Barbara, se rappelant le hall angoissant, l’enfilade de chambres qui fout les foies, les piqûres successives, la sensation de vide absolu, l’incapacité de penser, la salle d’isolement comme un aquarium, les cris, l’odeur de soupe tiède. La fin d’un monde ou plutôt de son monde. Avant de se reconstruire. De son côté, interné abusivement, Bruno a viré de Sainte-Anne à l’hôpital de Villejuif. Les effets personnels laissent place au pyjama. Un gobelet, le grand trou noir, groggy dans une chambre d’observation. Prégnance du bruit des clés, des portes qui se ferment, des attentes, le soulagement enfin, dans l’impression d’un immense gâchis.
Au fil des témoignages, entrelardés de fonds sonores (néon crépitant, le passage d’un chariot, des portes refermées, la prise d’un médicament, une cigarette allumée), dégringolent camisoles et neuroleptiques, les kilos pris en masse, un sommeil en chien de fusil, le réveil au son du clairon, l’infantilisation, l’omniprésence de la télé, violences et engueulades. Des séjours en asile qui virent en détention. « Une société se juge à la manière dont elle traite ses fous » , disait Lucien Bonnafé, figure majeure d’une psychiatrie humaniste. Loin de cette réalité carcérale.

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