L’accord secret qui tue l’Europe sociale
L’Union européenne et le Canada ont mené des négociations bilatérales qui auront
des conséquences néfastes sur les services publics, les droits des salariés et la protection de l’environnement.
dans l’hebdo N° 1100 Acheter ce numéro
C’est une belle revanche des chantres du libéralisme économique. Sans bruit, la Commission européenne règle le sort, entre autres, de l’Europe sociale et agricole dans des négociations qui se sont tenues du 19 au 23 avril à Ottawa, au Canada. Un accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, nommé Ceta [^2], y a été peaufiné dans la plus grande discrétion, et son contenu ne sera pas sans conséquence sur la nouvelle stratégie de Lisbonne, baptisée Europe 2020. Considéré comme le plus important des accords économiques et commerciaux depuis l’accord de libre-échange nord-américain entre le Canada, les États-Unis et le Mexique (Alena), l’ambitieux projet devrait graver dans le marbre une libéralisation tous azimuts des échanges commerciaux.
Aux dires du ministre canadien du Commerce international, Peter Van Loan, « d’importants progrès ont été réalisés en ce qui concerne les biens et services, les marchés publics, la coopération en matière de réglementation et le règlement des différends » . Reste une quatrième et dernière série de négociations prévue, selon le ministre, en juillet à Bruxelles, une période peu propice aux grands rassemblements altermondialistes. Une signature finale a même été annoncée pour 2011.
Les négociateurs ont tout fait pour éviter le scénario catastrophe de la fin des années 1990 quand furent révélées par les altermondialistes les tractations secrètes autour d’un Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) proposant une libéralisation quasi totale des échanges. Ils ont aussi gardé en mémoire l’épisode, douloureux pour l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et l’Union européenne, de l’échec du vaste programme de libéralisation du commerce international dans le cadre du fameux cycle de Doha.
Mené à terme, le futur accord bilatéral effacerait ces échecs, car sa version consolidée, datée de janvier, n’est en fait qu’un clone de l’AMI et du programme de Doha prôné par l’OMC. Le très récent Réseau pour la justice dans le commerce (Trade Justice Network), qui rassemble au Canada des organisations environnementales, syndicales, agricoles et culturelles, a dévoilé récemment son contenu et exprimé « de sérieuses réserves au sujet des effets que cet accord peut avoir, entre autres, sur les politiques en matière de santé publique et de protection de l’environnement ainsi que sur les services publics, cela tant en Europe qu’au Canada ».
Pour Claude Vaillancourt, coprésident d’Attac-Québec, « tout indique que ce nouvel accord restera d’abord et avant tout, comme plusieurs autres avant lui, à l’avantage des grandes compagnies transnationales, à l’encontre des petites et moyennes entreprises, et des lois qui protègent les citoyens ». D’après lui, « l’accord entre le Canada et l’Europe sera plus ambitieux que l’Alena et les accords négociés à l’OMC. La table des matières inclut des sujets aussi variés que l’investissement et les services, les barrières au commerce, les marchés publics, les droits de propriété intellectuelle, le règlement des différends ».
L’ensemble de l’accord entre l’Union européenne et le Canada a été inspiré par les lobbies industriels, en particulier le Forum sur le commerce Canada-Europe (Canada Europe Roundtable for Business, Cert), lequel est en bonne place sur le site Internet officiel de la direction générale de la Commission européenne chargée du commerce. Le Cert, Business Europe et le Conseil des Canadiens chefs d’entreprises ont réclamé « un plus grand accès aux marchés publics à tous les niveaux, une coopération pour un accès aux matières premières, un renforcement des droits de la propriété intellectuelle, un accroissement de la mobilité des salariés, y compris par la reconnaissance de leurs qualifications, et la mise en place d’un organe de règlement des différends » , souligne Frédéric Viale, animateur de la commission échanges internationaux d’Attac France [^3].
Le Cert, qui rassemble la quasi-totalité des multinationales européennes, dont les fleurons français du CAC 40, a fait pression pour que l’accord intègre le mécanisme controversé de « règlement des différends » entre un investisseur et un État. « Il permet aux entreprises de poursuivre les gouvernements si celles-ci se sentent lésées par des lois ou des réglementations vues comme des obstacles à leurs profits – même si ces dernières protègent l’intérêt public. Les Européens pourront obtenir un accès aux marchés publics dans des provinces et municipalités, à l’avantage de leurs puissantes compagnies de services » , explique Claude Vaillancourt.
Dès 2008, dans un appel de chefs d’entreprise, le Cert n’avait pas caché son intérêt pour un tel accord : « Un accord UE-Canada ouvrira une tête de pont aux entreprises européennes au grand Nord américain et, dans le même temps, augmentera les opportunités des entreprises canadiennes sur le marché européen, qui est le plus vaste du monde. Cet accord pourra servir de point d’appui stratégique à la création d’une éventuelle zone de libre-échange transatlantique. »
La Commission européenne ne fait donc que reprendre de vieux travers libéraux, comme si l’Union et le reste du monde n’avaient traversé aucune crise économique grave. Les effets d’une déréglementation à tous crins sont pourtant connus : creusement des inégalités, mise en cause des droits et des protections des salariés, libéralisations dommageables pour la population et l’environnement… Aucun de ces risques n’est mentionné dans l’accord entre l’Union et le Canada.
[^2]: Comprehensive Economic and Trade Agreement.
[^3]: Frédéric Viale est aussi l’auteur de l’Horreur européenne, aux éditions Tatamis (2010), préfacé par Susan George.
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