L’assassinat de François Duprat et la liberté de l’histoire

La rédaction de la biographie du politicien d’extrême droite se heurte à une législation qui entrave la recherche historique.

Joseph Beauregard  et  Nicolas Lebourg  et  Dominique Sistach  • 1 avril 2010 abonné·es

Comme de coutume, l’ensemble des extrêmes droites vient de rendre hommage à François Duprat, mystérieusement tué par une bombe le 18 mars 1978. Intellectuel et négationniste, néofasciste et collaborateur de services étatiques, nationaliste entretenant des liens dans tous les espaces politiques et dans de très nombreux pays, figure des mouvements Occident et Ordre nouveau, Duprat était alors le numéro deux du Front national, à la création duquel il avait participé.

François Duprat serait-il condamné à demeurer un sujet historique tabou ? Sa biographie est l’objet exemplaire des tensions juridico-politiques qui prévalent à l’écriture de l’histoire du temps présent [^2]. Regardant les libertés publiques, la question ne doit pas préoccuper le seul monde de la recherche, et c’est à une modification du droit qu’il faut en appeler.
La loi sur les archives de 2008 justifie l’allongement du délai d’ouverture des archives publiques au nom d’une conception étroite «  de la protection de la vie privée des personnes ». C’est le service versant [qui transmet les dossiers d’archive NDLR] qui décide de la communication dérogatoire, sous la coautorité de la Direction des Archives de France. L’accès aux documents se fait en jurant de ne rien en révéler qui porte atteinte à la défense nationale, à la sûreté de l’État, à la vie privée des personnes. La législation n’a pas jugé bon de définir ces termes. En cas de refus de dérogation d’accès, un recours est possible devant la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada). Autorité administrative indépendante, elle est composée de magistrats, d’élus, de spécialistes de la recherche, mais son avis n’est pas décisionnel.

Déconstruire le mythe Duprat pour établir sa réalité historique est un dessein nécessaire. Cependant, la tâche soulève toutes les ambiguïtés du droit français de l’histoire. De très nombreuses dérogations ont pu être obtenues, sur du matériel sensible. Mais, dans trois cas, le ministère de l’Intérieur a refusé la dérogation : le dossier de police judiciaire de Duprat, et les enquêtes sur les assassinats de Duprat et de Pierre Goldman. Il l’a fait dans une forme qui ne respecte pas la loi (délai de réponse très supérieur aux deux mois requis). La Cada a été saisie et a donné son accord non seulement sur la base de l’honorabilité scientifique du demandeur, mais également après étude des fonds litigieux. Cependant, dans ces trois cas, le directeur du cabinet du ministre de l’Intérieur a refusé de souscrire à cette analyse, entraînant la saisie du tribunal administratif de Paris, devant lequel depuis des mois sont poursuivies ces décisions. Voilà l’histoire devant en appeler à la justice, et à son long temps, pour demander à l’Intérieur de se soumettre au droit, à la raison et à une décision produite par des magistrats.

L’espace public paraît donc considérer que non seulement «  l’histoire n’appartient pas aux historiens », pour reprendre la fulgurance d’Arno Klarsfeld, mais que l’historien y est parfois le plus malvenu. Tandis que la France atteint des records européens de poursuites contre des historiens, la jurisprudence a largement précisé que les tribunaux n’ont pas vocation à écrire l’histoire. Elle a dégagé les historiens de l’obligation faite aux citoyens de produire des pièces datant de moins de dix ans pour répondre à une accusation de diffamation, et de l’interdiction de citer des faits amnistiés. Et l’essentiel des conflits entre le droit et l’histoire pourrait être résolu par une modification modeste de la Constitution ou de la loi, inspirée de la Constitution allemande.

Adaptons et adoptons le texte allemand en proclamant en notre droit que « l’art et la science, la recherche et l’enseignement sont libres. La liberté de l’enseignement et de la recherche ne dispense pas de la fidélité aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » . Le risque de dérive n’existe pas puisque la jurisprudence définit ce qu’est un travail historique : en aucun cas un négationniste ne pourrait jouir de cette avancée. En revanche, la limitation de la preuve à dix ans pour la diffamation et les lois mémorielles demeureraient, mais seraient vidées de leur aspect irrationnel et antiscientifique, et de lui seul. Cette modification serait, pour la Cada et pour le tribunal administratif, un argument de poids face au manque de coopération de certains services versants. Il s’agit bien de réconcilier la liberté et l’ordre public, et d’assurer juridiquement la liberté de la recherche française.

[^2]: Cette biographie, en cours de réalisation pour les éditions Denoël, est le fait de deux des signataires de cette tribune, Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg.

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