Le grand écart

Deux salariées de la Cafda témoignent de l’ampleur et des contradictions de leur tâche. Et se montrent soucieuses de ce que le film donne à voir et à penser.

Ingrid Merckx  • 8 avril 2010 abonné·es

Les Parisiens ne la connaissent pas, mais la Cafda est réputée dans le monde entier. « En Roumanie, on nous appelle par nos prénoms ! », s’amuse Marielle, chef de service de cette plate-forme financée par l’État pour apporter une aide sociale et juridique aux familles et aux femmes enceintes qui demandent l’asile en France. Et l’adresse, dans le XXe, circule dans les réseaux de passeurs. Parfois, c’est la première vision que les primo-arrivants ont de la France, au sortir du camion. Soit trois étages hébergés par le ­Centre d’action sociale protestant (Casp), qui pilote la Cafda, une douzaine d’assistantes sociales, trois interprètes, et une petite salle où tout le monde s’entasse… Du moins, jusqu’à présent. Car, depuis le 1er avril, la Cafda n’est plus chargée de l’hébergement des familles. Cette partie de sa mission est retournée au Samu social. Créée en 2000 pour désengorger le 115 au moment de l’arrivée de réfugiés kosovars, la Cafda dépendait du ministère des Affaires sociales. Au 1er janvier 2010, elle est passée sous la tutelle du ministère de l’Immigration. Et ça change tout, dans l’esprit et dans le fonctionnement : comment gérer le suivi social sans l’hébergement, première priorité des « arrivants » ?

Du moment qu’ils étaient admis comme demandeurs d’asile, la structure leur procurait une chambre dans un des 150 hôtels avec qui elle travaillait. De quoi se mettre à l’abri le temps de la procédure, avec tous les problèmes induits : mécontentement de certains demandeurs et négociations avec les hôteliers. De plus, le scandale : quatre salariés de la plate-forme ont été mis en examen en février pour extorsions de fond sur des demandeurs d’asile. De quoi entamer encore un peu plus le moral d’une équipe déjà éprouvée par l’ampleur de la tâche et ses contradictions. Le turn over est important. Depuis la fin du tournage, la direction a changé. Des assistantes sociales sont parties. Des personnes à l’écran, ne reste que Marielle, qui partira cet été. Et Colette, une des « stars » du film.

« L’endroit n’a plus rien à voir avec ce que nous avons filmé » , prévient Patrice Chagnard en faisant visiter les locaux : plus personne ne fait la queue dehors, l’« accueil » a été renforcé à la grille et à l’entrée, la salle d’attente n’est plus la pièce bondée du film. Quelques familles patientent derrière un comptoir surmonté d’une paroi en plastique, installée à la suite de violences : un homme excédé par le refus d’une aide financière avait jeté une cafetière sur Marielle. « Ça met une distance… » , observe le documentariste. Le nombre de personnes prises en charge a toujours été largement supérieur à celui pour lequel la Cafda était missionnée. Entre 10 et 14 familles nouvelles par jour, mais sans moyens supplémentaires, car le Casp n’a pas de fonds propres.

« On reçoit moins de familles mais les aides ont été réduites : plus aucun titre de transport, 75 tickets-services par mois contre 160, 70 euros par mois contre 95 », déplore Colette. « Le cahier des charges pour les plates-formes d’accueil des demandeurs d’asile a été revu à la baisse, explique Sylvain Cuzent, directeur général du Casp. Le ministère de l’Immigration opère un transfert de charges sur les associations humanitaires pour des responsabilités qui incombent au pays d’accueil. Il se met en contradiction avec la loi et les directives européennes. » Une famille qui se présente aujourd’hui à la Cafda n’a pas rendez-vous pour son dossier avant octobre. « Si les demandeurs d’asile ne viennent plus ici, où sont-ils ? Comment font-ils ? », s’inquiète Colette. Le passage par la Cafda n’est pas obligatoire pour constituer un dossier, mais c’est une aide essentielle au vu des pièges qui jalonnent le parcours des demandeurs d’asile. Réduire leur accompagnement, c’est réduire leurs chances d’accéder au statut de réfugié. « Imaginez ce que ça représente de raconter les sévices subis à des inconnus, beaucoup ont du mal à parler » , souligne Patrice Chagnard. Les Arrivants est un film sur un travail… et un métier. « L’accompagnement juridique et social des demandeurs d’asile réclame du savoir-faire et de l’expérience, rappelle Marielle. Il faut être à la fois dans l’écoute et dans l’empathie sans se laisser emporter dans l’histoire de la personne, garder assez de recul pour lui donner la bonne information et la laisser faire ses choix sans la rendre dépendante. » Un mode de relation qui s’apprend et qui s’explique, car il n’existe pas dans toutes les cultures.

Avant d’entrer à la Cafda, Marielle a été assistante sociale en hôpital psychiatrique et en mission humanitaire, puis en entreprise. Colette est partie en mission en Asie pendant douze ans pour Emmaüs, elle s’est ensuite occupée de demandeurs d’asile à Chartres puis à Paris. « Je rentre d’Haïti, le positionnement professionnel était moins dur pour moi là-bas, confie Marielle. I ci, on sait qu’on envoie les gens dans des hôtels pas toujours satisfaisants, qu’ils n’ont pas assez pour se nourrir, que ceux qui n’ont pas été persécutés se retrouvent dehors et que c’est nous qui sommes chargés de le leur dire. Comment fait-on, le soir, quand on se retrouve chez soi ? »

La Cafda recrute. Mais les salaires d’embauche sont bas, ce sont donc surtout des assistantes sociales sortant de l’école qui se présentent ou d’anciennes stagiaires. Elles ne résistent pas longtemps. « Les familles ont plein de demandes, et nous, peu de moyens, déplore Colette. On est souvent leur seul interlocuteur, celui qui doit dire : “On ne peut pas.” On est décisionnaire sur rien mais récipiendaire de tout. C’est ça qui est dur. Dire non à des gens qui n’ont rien. » Parfois, ça dérape. Certaines familles « squattent » la Cafda. Il y a des conflits. Colette a même reçu des menaces de mort Pas toujours facile de garder son sang-froid. « Dans le film, Caroline a l’air d’être la méchante et moi la gentille, mais il ne faut pas croire, j’explose encore plus fort qu’elle ! », prévient Colette.

Colette et Marielle redoutent l’impact du film. « Je ne suis pas toujours satisfaite du travail que l’on montre, il n’y a pas de scène, par exemple, où l’on voit une collègue dans “la” juste distanciation » , regrette Marielle. « On ne voulait pas donner dans l’institutionnel, justifie Patrice Chagnard. Mais montrer les forces et les faiblesses de part et ­d’autre. Les limites de chacun. » Et une situation professionnelle « entre impuissance et impossible », contrainte au grand écart entre la détresse des personnes et les moyens d’y répondre, les valeurs des assistantes sociales et du Casp, et la politique du ministère.

« On doit prendre ses décisions seules et dans l’instant » , soupire Colette. Que faire quand une mère seule avec cinq enfants a rendez-vous à la préfecture à 7 heures ? Elle ne fera pas le trajet depuis son hôtel en banlieue avec ses enfants à 5 heures du matin, il ne faut pas qu’elle les laisse seuls et ne doit pas rater son rendez-vous, sinon sa demande sera rejetée. Les allocations temporaires d’attente sont fixées à environ 10 euros par jour et par adulte. Une mère seule reçoit la même somme qu’elle ait un enfant ou cinq. Comment payer des tickets de transport et de quoi nourrir tout le monde en même temps ? La Cafda avait, paraît-il, la réputation d’être « trop généreuse » . C’est aussi pour ça que sa tutelle a changé.

Publié dans le dossier
Droit d'asile en péril
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