Le ras-le-bol des femmes invisibles
Dans un ouvrage collectif, des femmes témoignent des situations d’exploitation et de discrimination qu’elles subissent dans le monde professionnel. Une démarche qui leur a permis de reprendre confiance en elles.
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Encore un ouvrage sur l’exploitation des femmes au travail ? Dénoncer les réalités des tâches domestiques écrasantes, d’un chômage féminin supérieur à celui des hommes, d’une inégalité de carrières et de parcours professionnels, tout cela a déjà été fait. Mais le livre de Nadine Jasmin, Exploitées ? Le travail invisible des femmes , se distingue par la démarche inédite de sa réalisation : cette œuvre collective et participative relève de l’éducation populaire.
Nadine Jasmin, responsable de projet au sein de l’association Éclats de voix, a réuni une douzaine de femmes de l’Est parisien pour qu’elles témoignent de leur vie au travail. Contactées par l’intermédiaire des relais sociaux comme le Pôle emploi ou les conseillers du revenu minimum d’activité (RSA), douze femmes de tous âges, françaises, immigrées, sans-papiers, ont participé activement à l’élaboration de l’ouvrage. « Je n’ai été que le porte-plume de ces femmes, avoue l’auteure du livre, également maître (Nadine Jasmin préfère « maîtresse ») de conférences de littérature française à l’Université de Strasbourg. Leur vécu nourrit l’analyse car ce sont elles, les spécialistes du terrain. »
Dans un premier temps, Nadine Jasmin a accueilli les femmes une par une dans les locaux de l’association. Chacune s’est confiée durant de longues heures : parcours professionnel difficile, harcèlement moral et sexuel au travail, barrières de la maternité, travail domestique accablant… Tout y est passé. « Pour mon mari, une femme qui travaillait, financièrement, ça lui plaisait, mais pour le reste, il s’en foutait. C’est moi qui faisais tout : la couture, le ménage, le repas, les enfants, tout ! » , raconte Yamina, qui travaille à temps complet et a quatre enfants. Daniella enchaîne les missions d’intérim jusqu’à ce qu’elle ait un enfant, à l’âge de 30 ans : « On me disait : “Vous avez un enfant en bas âge, comment vous allez faire ?” Résultat : on ne me prenait pas. Pourtant, il ne viendrait pas à l’esprit d’un recruteur de ne pas embaucher un homme parce qu’il est père ! »
À la suite de ces entretiens individuels, toutes les semaines, pendant six mois, un groupe de réflexion est mis en place avec ces mêmes femmes. Animés par Dominique Poggi, sociologue, et Nadine Jasmin, ces ateliers collectifs ont pour ambition de mettre en commun les expériences et de suggérer des propositions pour améliorer la situation des femmes face à l’emploi. Au fil des rencontres, les participantes tissent des liens entre elles et s’aperçoivent qu’elles ne sont pas les seules à subir les discriminations au travail. « Ensemble, elles comprennent que ce ne sont pas elles les responsables de leur situation précaire, comme beaucoup le croient au préalable, mais la société, contre laquelle on peut lutter » , assure Dominique Poggi. Au bout du processus, elles proposent 147 pistes d’action pour changer le regard porté sur la place des femmes au travail et dans la société. « On essayait de trouver des solutions à nos propres problèmes, c’était très constructif » , se rappelle Colette Coppens, couturière de formation.
Nadine Jasmin écrit ensuite le livre dans ses grandes lignes et fait relire le texte au groupe de travail. « Chacune donnait son avis, pointait les lacunes et les qualités du manuscrit » , précise Colette Coppens. « Puis Nadine a rémunéré aux frais de l’association une des femmes, qui a une formation de commerciale, pour nous trouver un éditeur. » Expérience réussie puisque six éditeurs sur 25 contactés se montrent intéressés par le projet. Et l’équipe s’occupe également de la diffusion et de la promotion du livre. Le 11 février, les femmes présentaient l’ouvrage sur Fréquence Paris Plurielle. « Nous aimerions faire circuler ce livre auprès des institutions, des élus mais aussi des citoyens pour que l’exploitation des femmes au travail ne soit plus un tabou, mais une réalité qu’il faut combattre » , revendique Nadine Jasmin.
« L’élaboration de ce livre fut pour moi comme une thérapie » , confesse Colette Coppens. De l’avis général, il a permis aux participantes du projet de prendre confiance en elles, de gagner en assurance, de s’affirmer dans leur vie quotidienne et leurs recherches d’emploi. « Cette expérience a changé ma vie. Je me suis lancée en free-lance en couture, ce que je n’aurais jamais osé faire avant » , raconte Colette Coppens. Certaines ont repris des études, une formation, ou ont réussi à refuser des contrats indignes qu’elles n’auraient jamais osé écarter auparavant. « Sortir ces femmes du silence et de l’isolement, résume Dominique Poggi, *c’était le but de cette œuvre collective. »
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