L’industrie pharmaceutique : entretien avec Stéphane Horel

Tandis que s’ouvrent les auditions de la Commission d’enquête du Sénat sur le rôle des firmes pharmaceutiques dans la gestion de la grippe A, Stéphane Horel analyse les relations entre cette industrie et les pouvoirs publics.

Jean-Claude Renard  • 1 avril 2010 abonné·es
L’industrie pharmaceutique : entretien avec Stéphane Horel
© PHOTO : KSIASEK/AFP Les Médicamenteurs, Stéphane Horel, éditions Du Moment, 318 p., 19,95 euros.

Journaliste et documentariste, Stéphane Horel signait en 2009 les Médicamenteurs , un film soulignant les liaisons singulières entre les laboratoires et les pouvoirs publics. C’était avant que l’État ne commande 94 millions de doses de vaccins contre la grippe A. Aujourd’hui, elle publie un ouvrage éclairé éclairant, prolongement de son travail d’investigation. L’auteure pointe les structures de contrôle peu actives, les autorisations facilement accordées de mises sur le marché, des experts juges et parties employés par les laboratoires, les stratégies de marketing, les connivences entre l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) et les labos. Au détriment du patient et de la Sécu.

Politis : Au-delà de votre documentaire, votre livre révèle les liens étroits entre les laboratoires, les scientifiques et les autorités. Comment avez-vous procédé pour mener votre enquête ?

Stéphane Horel : Je pensais que, sans rendez-vous avec des gorges profondes en cagoule au fond d’un parking, rien n’était possible. En fait, il n’y a qu’à se baisser pour ramasser les informations. Les rapports et documents publics en contiennent suffisamment pour que l’on comprenne entre les lignes comment le système de santé fonctionne. En 2006, un rapport du Sénat proposait une radiographie intéressante du parcours du médicament dans le système français. Il a été le point de départ du documentaire et du livre. Il y a aussi des rapports de l’Inspection générale des affaires sociales ou de la Cour des comptes, mines d’infos et de critiques. Et bien sûr Internet, où l’on trouve un vaste panorama des activités des labos.

Quelles sont les relations entre les pouvoirs publics et le secteur privé ?

Les passerelles sont multiples. Au cœur du problème, il y a les rapports ambigus qu’entretiennent les médecins et l’industrie pharmaceutique. La majorité des experts sollicités par les agences sanitaires travaillent occasionnellement ou régulièrement pour l’industrie. L’importance de ces liens d’intérêts conduit à des situations de conflits d’intérêts, dont l’évaluation des médicaments est parfois prisonnière. Sans oublier que les labos sont systématiquement présents en commission. C’est ensuite aux niveaux économique et politique que les choses se jouent. L’industrie représente plus de 100 000 emplois en France. Le chantage à l’emploi a toujours été un levier efficace pour contrer des politiques publiques. Enfin, le phénomène des portes tournantes n’est pas une particularité américaine. Des pelletées d’énarques font leur valise pour travailler dans l’industrie. ­Philippe Lamoureux, qui a dirigé une importante structure publique, l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), est maintenant le numéro deux du syndicat de l’industrie pharmaceutique, le Leem. Au final, la santé publique se perd dans des enjeux économiques.

Comment fonctionne l’Afssaps ?

L’Afssaps est notre agence du médicament. C’est elle qui évalue la balance bénéfices/risques des nouveaux produits, leur accorde les autorisations de mise sur le marché et en surveille les effets secondaires. Le tout en se reposant sur l’avis d’experts qui ont souvent des liens d’intérêts avec les labos. Ses responsabilités sont énormes, mais son budget est insuffisant par rapport à l’ampleur de sa tâche : 100 millions d’euros. D’autant que 79 % de ce montant repose sur les taxes que lui verse l’industrie pharmaceutique. Une situation que le Sénat, entre autres, juge malsaine.

**Si l’on ne peut parler de corruption active, l’expert indépendant existe-t-il ?
**
Pour un grand professeur, il est difficile de faire carrière sans les labos. L’essentiel de la recherche sur le médicament se fait dans le privé. Les agences préfèrent donc recourir à des experts qui connaissent cette recherche. Dans l’absolu, ce n’est pas absurde. Mais, avec une telle intrication, comment les citoyens peuvent-ils être sûrs que la santé publique reste la priorité ? L’ancien numéro deux du Leem a déclaré que « l’indépendance totale d’un expert est le gage de son incompétence ». Son successeur, Philippe Lamoureux, a, lui, jugé qu’un « expert sans conflit d’intérêts est un expert sans intérêt » . Aujourd’hui, tout le monde compose avec cet état de fait sans essayer de le changer.

Quel rôle joue le Comité économique des produits de santé fixant les prix d’un médicament ?

Ce comité d’une dizaine de membres siège au ministère de la Santé et négocie les prix avec les labos. Les représentants de la Sécu y sont minoritaires. Ce que certains jugent regrettable, puisque c’est la Sécu qui supportera le poids des décisions qui y sont prises, en remboursant. La députée socialiste Catherine Lemorton voulait renforcer le contrôle démocratique sur les activités du comité. Elle a déposé un amendement proposant que quatre parlementaires assistent aux réunions. Il a été retoqué sous prétexte que les demandes de transparence créent de la suspicion chez les citoyens – dixit Pierre Méhaignerie !

Selon vous, 96 % des nouveaux médicaments présents sur le marché n’apportent rien en termes de santé mais beaucoup d’argent aux labos. Comment expliquez-vous ce chiffre ?

Ce chiffre ahurissant est une statistique officielle de la Commission de la transparence. Cette agence indépendante évalue l’efficacité des nouveaux médicaments en se fondant sur plusieurs critères. Au final, les médicaments sont classés selon leur « amélioration du service médical rendu » (ASMR), qui va de 1 (majeure) à 5 (nulle). En 2008, les laboratoires ont présenté 267 dossiers. 257 ont reçu une ASMR insuffisante ou nulle. Cela ne veut pas dire que ces médicaments sont mauvais. Cela veut dire qu’ils n’apportent rien, ou peu, par rapport à ceux qui sont déjà sur le marché. Ce n’est rien de plus qu’une traduction de l’incapacité de l’industrie à apporter de l’innovation. Un phénomène qui perdure depuis plusieurs années.

La pandémie annoncée de la grippe A n’a pas échappé à ces liaisons dangereuses. Quel bilan peut-on en tirer ?

À tous les étages des prises de décisions, il y avait des groupes d’experts. À l’OMS, comme à l’Agence européenne du médicament, qui a autorisé les vaccins. Également au Comité de lutte contre la grippe, qui a conseillé le gouvernement français. Il a fallu plusieurs mois de travail et de pression pour obtenir des informations claires sur les liens d’intérêts de ces experts. Et encore. L’identité des 18 membres du Comité d’urgence de l’OMS est encore tenue secrète. Bref, la gestion de la « pandémie » n’a pas été exemplaire en termes de transparence. Les travaux de quatre commissions d’enquête (Sénat, Assemblée nationale, Conseil de l’Europe, Parlement européen) devraient peut-être nous permettre d’y voir plus clair d’ici à quelques mois.

Comment expliquez-vous l’omniprésence des laboratoires à tous les niveaux ?

Il s’agit d’un effet pervers du désengagement progressif de l’État dans le secteur public et par rapport à ses responsabilités.

Peut-on envisager une instance de déontologie ?

Ce type de structure est souhaitable. Qu’elle soit indépendante et efficace, c’est autre chose. À la fin des années 1990, l’Afssaps avait chargé un magistrat, Lionel Benaiche, de réfléchir à la déontologie de l’expertise. Il avait mis au point une base de données recensant le parcours de tous les experts. Il avait aussi rédigé un rapport sur leurs responsabilités. Son travail n’a pas survécu à son départ. Et son rapport n’a jamais été rendu public.

Société
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