L’islam, objet de l’histoire
Dans un essai brillant et savant, Nadine Picaudou
analyse le décalage entre la réalité de l’islam
et sa représentation occidentale.
dans l’hebdo N° 1098 Acheter ce numéro
On connaissait Nadine Picaudou pour son histoire du mouvement national palestinien [^2] et pour d’autres ouvrages de référence sur le même sujet [^3]. Cette historienne, spécialiste du Proche-Orient, s’attaque cette fois à un sujet aussi délicat que passionnant : l’islam. Délicat, parce que rebattu. Mais, précisément, Nadine Picaudou prend le contre-pied de cette littérature qui abreuve trop souvent les médias et alimente confusions et fantasmes. « Quand on a dit islam, on n’a rien dit ! » , annonce-t-elle d’emblée. Il est plus courant d’entendre ou de lire la proposition inverse : quand on a dit islam, on a tout dit. À savoir tous les préjugés et tous les amalgames qui polluent une approche rationnelle du sujet. On a dit ou, pire, suggéré « fanatisme », « complot », « envahissement » et, bien sûr, « terrorisme ». À l’opposé, Nadine Picaudou part d’un refus méthodologique de considérer l’islam comme « invariant ». Il n’y a pas un islam voyageant à travers les âges, insensible à l’histoire, et qui serait, en outre, la manifestation même « de l’altérité » qui ferait du musulman, « l’Autre » de l’Occidental. D’autant que de « l’Autre » à l’ennemi, il n’y a qu’un pas. L’auteure dénonce l’erreur qu’il y aurait à « surislamiser » les musulmans. Autrement dit, à surdéterminer l’individu par sa condition de musulman, à le réduire à cela. Pour Nadine Picaudou, l’islam « désigne à la fois une attitude à l’égard du divin, un système religieux et une culture historique » . C’est évidemment cette dernière qui est le plus souvent occultée dans notre représentation.
La réduction de l’islam à un invariant passe aussi par ce qu’elle appelle « une fétichisation des origines » . Il suffit en effet de lire les libelles de quelques islamophobes patentés pour comprendre leur méthode. L’islam ayant été une religion de conquêtes, il est toujours inspiré par la belligérance et la guerre. Entre le VIIe siècle et aujourd’hui, les musulmans n’auraient pas varié. La confusion est entretenue notamment autour de la notion de Jihad. Rien de pire que ces mots qui tombent dans le langage courant. Nadine Picaudou souligne le décalage tout à fait symptomatique entre l’interprétation que l’on donne généralement de ce mot, devenu en Occident (mais aussi dans le discours des islamistes eux-mêmes) « synonyme d’une violence archaïque et barbare » . Ramené à son étymologie, il signifie « effort », et il doit, pour être compris, être restitué dans un contexte, et entendu à partir du statut de celui qui l’utilise : un État, une confrérie, un cheikh réformiste… Il en va de ce mot chargé de signifiants multiples comme de toute cette religion. Il doit être replacé dans l’histoire réelle. Nadine Picaudou s’interroge : alors que l’historicité est accordée au christianisme, pourquoi ne l’est-elle pas à l’islam ?
Qui songerait aujourd’hui à soupçonner le clergé de préparer une nouvelle inquisition ? S’il y a des guerres dans lesquelles sont impliqués des pays musulmans, et des violences dont se rendent coupables des groupes islamistes, pourquoi faudrait-il tenir immédiatement la religion pour le facteur principal de cet état de fait, et non l’histoire politique et sociale ? L’auteure consacre d’ailleurs un important chapitre à « l’inscription du religieux dans le social » . Il ne s’agit pas d’un effacement du religieux, au sens où il s’est opéré dans nos sociétés laïcisées, mais d’une évolution, d’une modernisation du religieux qui intègre et relégitime des impératifs sociaux et sociétaux inscrits dans la modernité. Citant notamment l’écrivain et juriste égyptien Qasim Amin (1863-1908), Nadine Picaudou note que le religieux tend, avec lui, à devenir la « discipline » qui contraint l’individu à se construire dans le cadre de l’école et d’un nouvel ordre social dans lequel la liberté de la femme conditionne la liberté du citoyen.
Bien entendu, cette pensée n’est pas indifférente à l’évolution de certains courants de la société égyptienne au début du XXe siècle. Et il n’est pas question d’affirmer que l’archaïsme ne lui a pas survécu, ni de nier qu’il s’est même parfois renforcé au cours des dernières années de ce même siècle. Il est question, sous la plume de Nadine Picaudou, de montrer que c’est l’histoire réelle, politique, sociale et culturelle, qui gouverne, et que l’islam, selon les contextes, est aussi capable d’une grande plasticité. Ce qui peut se dire autrement : l’islam est aussi, et tout simplement, un objet de l’histoire.
[^2]: L’Harmattan (1989).
[^3]: Les Palestiniens, un siècle d’histoire , Éditions Complexe (1997 et 2003).