Thomas Legrand: profession sarkroniqueur
Thomas Legrand, journaliste averti et pugnace, souligne le vide de la politique de Nicolas Sarkozy. Il voit moins le président comme un « facho » ou un menteur que comme un bateleur qui survend son action. Il se penche aussi sur son métier de chroniqueur et sur l’usage de sa liberté.
dans l’hebdo N° 1098 Acheter ce numéro
Politis: Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?
Thomas Legrand: À l’occasion de mes éditos, dans la matinale de France Inter [^2], je me suis aperçu très vite que je faisais du Sarkozy comme tout le monde et, parallèlement, que l’antisarkosysme était à côté de la plaque. C’est seulement qu’on n’a plus l’habitude de la droite. Chirac avait été réélu à 82 % après avoir été travailliste, ultralibéral, gaulliste social puis gaulliste autoritaire. Là, nous avons affaire à une droite élue qui fait un programme de droite. Et encore, elle n’y arrive pas ! Mais ce n’est pas parce que c’est la droite que c’est Pétain. Cela arrange parce que c’est outrancier, mais, pour moi, ce n’est rien, sinon de la communication et du vide. Je n’aurais pu écrire ce livre en pensant, comme Alain Badiou, que Nicolas Sarkozy est un fasciste. Sans quoi, en tant qu’éditorialiste d’une chaîne publique, je serais tombé de l’autre côté.
Peut-on réellement penser que « ce n’est rien » si l’on songe au paysage social aujourd’hui ?
Ce n’est pas parce que je dis « ce n’est rien » qu’il ne fait rien. La baisse des effectifs dans les services publics, les privatisations, l’augmentation de la sphère privée par rapport à la sphère publique, tout cela date de Bérégovoy, avec une pente, certes, accélérée. Quand je dis qu’il ne fait rien, cela veut dire qu’il n’y a pas de rupture. C’est la continuité de ce qui a été entrepris, avec une accentuation. Sur les services minimums, par exemple, la loi n’empêche pas de bloquer les trains en cas de conflit important. De la même manière, la loi sur la suppression de la pub dans le service public n’empêche pas de revenir en arrière. Autre exemple : le bouclier fiscal. Il correspond à une politique de droite, et Sarkozy a été élu pour ça. La droite a toujours lutté contre la progressivité de l’impôt. On peut considérer que ce n’est pas une bonne politique, mais on ne peut pas dire que Sarkozy n’a pas le droit de le faire. Ce n’est ni une rupture ni une dictature. Au reste, c’est le sous-titre auquel je songeais pour mon livre : « ni rupture ni dictature ».
Vous soulignez dans votre livre une théâtralisation de la gouvernance…
Nicolas Sarkozy ne fait pas grand-chose, mais il joue les bravaches. Et, quitte à choquer à gauche, je pense que, sur l’immigration, c’est pareil. Car, derrière, les préfets régularisent à tour de bras. Et c’est tant mieux. Mais ce n’est pas parce qu’on expulse 30 000 personnes plutôt que 15 000 que ça change grand-chose. La chasse à l’homme existait aussi sous Chirac et sous Jospin. Cela dit, notre tolérance à la chasse à l’homme a baissé, et c’est très bien, à cause du discours outrancier. On peut s’interroger sur le résultat de ce discours, qui semble totalement inefficace. Il n’y a jamais eu autant de monde à RESF. Et, pour la première fois, il y a plus de Français qui s’expriment en faveur des régularisations, à 55 %. Ce discours fait peut-être passer des électeurs du Front national à l’UMP, tant mieux, mais, surtout, on ne supporte plus qu’un flic se poste à la sortie d’une école.
Pourquoi pensez-vous que Nicolas Sarkozy est « le dernier président du XXe siècle » ?
Parce qu’il est ringard. Il fait de la politique à la manière de Mitterrand. Il s’agit de rester toujours dans le flou. Pas de conférence de presse, jamais de dialogue. Il est dans un monologue totalement sécurisé. Quand Mitterrand et Chirac adoptaient le monologue, ils parlaient beaucoup moins, avaient une position d’arbitre et arrivaient en point d’orgue dans une crise majeure. Sarkozy ne peut régler une crise puisqu’il l’alimente, en est à l’origine.
Il aurait fallu que cette modernité du « je parle et j’assume » aille jusqu’au bout, qu’il dialogue, à la manière de Brown, qui, chaque semaine, face à l’opposition, doit tout justifier, et sort ainsi de l’ambiguïté. Pour la suppression du juge d’instruction (qui, je pense, ne devrait pas aboutir), personne n’a pu lui opposer une question. C’est une réforme qui peut être recevable si le Parquet gagne en indépendance. Dans le cas contraire, c’est très grave. Et ce type de détails, nous n’avons jamais pu les avoir. Il est toujours resté dans le flou, et plutôt dans le mauvais sens. C’est en cela qu’il est le dernier président du XXe siècle, parce qu’il garde toutes les attributions monarchiques de ses prédécesseurs alors qu’il avait promis de moderniser la gouvernance.
Vous semblez dire dans votre livre que Nicolas Sarkozy ne « ment » pas…
En fait, comme tous les grands menteurs, il finit par croire ce qu’il dit. En tout cas, il est persuadé que sa parole est performative. Quand il affirme, contre toute évidence, « les paradis fiscaux, c’est fini ! » , c’est un exemple.
Avant France Inter, vous étiez à RTL. Existe-t-il une différence de ton, de liberté d’expression entre radio privée et radio publique ?
Il y a une très grande liberté à RTL, et, au-delà, dans toute la presse française, mais elle n’est pas utilisée. En tout cas, si l’on veut, on peut ! C’est plus une question de courage personnel ou d’autocensure. Quand les politiques veulent intervenir, cela se sait, et ça fait scandale très vite.
Quelles sont les limites et les contraintes de l’éditorialiste politique à la radio ?
Je fais ce que je veux, et en même temps je me limite. Je ne suis pas un éditorialiste d’opinion. Je n’irai jamais dire que telle loi est bien ou mauvaise. Parce que personnellement je ne suis pas sûr d’avoir les bons arguments, et même si j’étais sûr de moi, je ne vois pas ce que ça apporterait à l’auditeur. En revanche, là où je peux intervenir, c’est en pointant tel ou tel discours pour noter qu’il s’inscrit dans une lignée politique. Sur la gouvernance, sur les institutions, sur la mécanique du pouvoir, sur les incohérences entre les discours d’avant et d’après, les discours et les actes, je me permets de souligner les choses. Cela suffit pour beaucoup à me trouver sévère à l’égard de Nicolas Sarkozy.
Quel regard portez-vous sur le rôle du journaliste, l’éthique et les polémiques qui ont suivi les reportages « les Infiltrés », sur France 2, dans les milieux de la pédophilie sur Internet ? Peut-on, quand on est journaliste, avancer masqué ? Doit-on, dans certaines conditions, donner ses sources ?
On sait que nous autres, journalistes, ne sommes pas très populaires. Comme les politiques. Mais nous ne sommes pas une race. Je ne me sens pas solidaire de tous les journalistes, je n’ai pas de réaction de corps. Suis-je pour qu’on avance masqué ? Dans la charte du journalisme, il est écrit explicitement qu’il ne faut pas se déguiser. Mais on opposera toujours Günther Wallraff et son livre Tête de turc . Nous avons quand même un petit rôle de contre-pouvoir et, pour cela, il faut quelquefois avancer masqué. Cela m’est arrivé quand je suivais le Front national ou à l’occasion de reportages à l’étranger. Tout dépend ce qu’on en fait après !
S’il s’agit de donner aux flics, ça devient compliqué. Ma pente naturelle serait de donner asile à un fuyard qui vient frapper à ma porte. En même temps, un crime de pédophilie n’est pas un crime fiscal. Il s’agit donc de cas par cas, on ne peut se fixer de règles bonnes une fois pour toutes. Ce sont des convictions qui restent toujours personnelles.
[^2]: Du lundi au vendredi à 7 h 35.
Ce n’est rien qu’un président qui nous fait perdre du temps , Thomas Legrand, éd. Stock, 160 p., 12 euros.
À lire également, à paraître le 6 mai: Petit Dictionnaire énervé de la politique , éd. De l’Opportun.