Travail : les damnés de l’appel
Tâches aliénantes, menaces de délocalisation et dégradation des conditions de travail forment le quotidien des téléopérateurs, ces nouveaux ouvriers du secteur tertiaire.
dans l’hebdo N° 1097 Acheter ce numéro
Février 2009 : Michelin ferme l’usine Kléber de Toul (826 salariés), et les dernières machines sont démantelées, direction l’Europe de l’Est. Quelques semaines plus tard, le groupe Acticall prend possession d’une aile du bâtiment pour y installer l’un de ses onze centres d’appels hexagonaux. Aujourd’hui, sur les 180 téléopérateurs en poste, seuls deux anciens de l’usine ont troqué leur bleu de travail contre un casque d’écoute. Mais beaucoup d’enfants des « Kléber » empruntent chaque matin le même chemin que jadis leurs parents…
Le scénario est le même sur les vestiges de Moulinex et de Kodak à Caen, ou de l’ancienne usine Lu de Calais. Mais aussi, bientôt, sur le site Michelin de Clermont-Ferrand ou celui de Philips à Dreux. Partout, les call centers externalisés ( « outsourcés » dans le jargon) poussent sur les cendres encore fumantes d’anciennes usines. Et surfent sur la crise, grassement subventionnés par les collectivités locales qui voient dans ces emplois « clé en main » la solution toute trouvée à la désindustrialisation de leurs territoires. « On assiste aujourd’hui à une sorte de délocalisation en province, affirme Sandra Blaise, militante CGT au centre d’appels Transcom, dans les Vosges. Les directions ferment leurs centres d’Île-de-France pour les réimplanter sur les zones désertées où les loyers coûtent moins cher. Ce qui leur permet au passage de toucher des subsides des pouvoirs publics, de réduire les salaires et le temps de travail, et de comprimer les effectifs. » Mais aussi d’employer une population qui n’a d’autre choix que d’aller au turbin sans moufter : « En province, il y a moins de turn-over que dans les centres parisiens, souligne le SP2C, le syndicat patronal des centres sous-traitants. Les salariés sont moins jeunes et la vie est moins chère, donc ils sont moins exigeants. Et puis ce sont des populations qui mettent plus de cœur à l’ouvrage. » Entendez : une main-d’œuvre docile et bon marché au royaume du moins-disant social.
Car si le secteur industriel opère sa mutation vers celui des services, les cols bleus d’antan ont laissé la place à une autre génération de prolétaires, peu syndiqués, atomisés, invisibles : les « ouvriers du tertiaire ». Derrière la communication policée et les sites Internet flambant neufs de Téléperformance (88 millions d’euros de bénéfice net en 2009), d’Acticall, d’Armatis ou de Webhelp, les conditions de travail des téléopérateurs ressemblent ainsi, en bien des points, à celles des OS de l’ère industrielle. Mêmes salaires a minima, qui plafonnent en moyenne à 1 520 euros brut par mois (soit 1 170 euros net, primes comprises). « On retrouve aussi des aspects du travail à la chaîne, observe Olivier Cousin, sociologue au CNRS. Le travail est très segmenté, et les marges d’autonomie sont faibles puisqu’il s’agit la plupart du temps de lire un script sur un écran, et de donner au mot près des réponses toutes faites. » Huit heures par jour. Quant à la pénibilité physique, elle n’a pas totalement déserté les open spaces , où les phrases types débitées à toute allure par des centaines de téléopérateurs s’enchevêtrent en un brouhaha assourdissant.
Puisant allègrement dans les méthodes du passé, les centres d’appels n’en sont pas moins les laboratoires de nouvelles organisations du travail. Celles qui aliènent l’esprit plutôt que le corps. Et qui créent stress et souffrances psychiques. « Travailler dans un centre d’appels nécessite une grande maîtrise de soi pour faire face à la répétitivité du travail et à la violence verbale des clients » , souligne François Sarfati, chercheur au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise).
Dans ces usines modernes, les contremaîtres ont été remplacés par les ordinateurs, qui enregistrent les « conversations », comptabilisent à la seconde près le temps moyen de « décrochage » des appels entrants, chronomètrent les temps d’échanges. Une kyrielle de statistiques qui serviront de base à la distribution des primes. « C’est très usant psychologiquement, car on est surveillés tout le temps », raconte Christophe Guesnon, qui travaille depuis quatre ans sur le plateau de Webhelp, implanté depuis 2007 sur l’ancien site de la Société métallurgique de Normandie, en banlieue de Caen. « C’est comme si notre cerveau devait s’adapter à la machine, ajoute Anita, qui fait les trois-huit dans une hotline de dépannage informatique. Dans un des call centers où j’ai travaillé, l’ordinateur rappelait automatiquement les clients dès qu’on avait un peu de mou entre deux appels entrants. Résultat, on ne savait pas qui était le client au bout du fil et on ne pouvait pas le renseigner, c’était absurde ! » « Ces pratiques managériales sont d’autant plus pernicieuses qu’on ne sait pas qui contrôle : on a l’impression que l’ordre vient de nulle part », poursuit Elsa Fayner, journaliste indépendante qui a passé plusieurs mois en immersion sur une plateforme téléphonique [^2].
En réalité, derrière les artifices technologiques, les donneurs d’ordre sont aux commandes. Orange, SFR, Canal +, EDF-GDF et tant d’autres, qui usent et abusent de la concurrence entre les « outsourceurs » pour tirer les prix vers le bas et augmenter la rentabilité. Sans parler des menaces de délocalisation en Afrique du Nord ou au Sénégal, eldorado de la sous-traitance. « Les patrons nous disent : ailleurs, ils font mieux que vous, et pour moins cher » , raconte Christophe Guesnon. « Quand on sait qu’au Maroc un salarié très diplômé qui travaille dans un centre “coûte” 400 euros, c’est dur de rivaliser ! , pointe Frédéric Madelin, à la fédération SUD-PTT. Alors, comme les outsourceurs ne peuvent pas rogner indéfiniment sur les salaires, ils augmentent l’intensité du travail et, au final, ce sont les téléopérateurs qui paient sur leurs conditions de travail, qui se dégradent de plus en plus. » Et doivent gérer l’hyperflexibilité des horaires : temps partiel, travail le week-end, en soirée, « pauses » de plusieurs heures non rémunérées au milieu de la journée… Mais encore le flux tendu des appels, les cadences et objectifs intenables, et le management par le stress réalisé par les « superviseurs ». Ces « n + 1 » payés au lance-pierres, mi-apparatchiks, mi-victimes d’une hiérarchie contre laquelle ils ne peuvent jamais se retourner. « C’est une ambiance de terreur, affirme Sandra Blaise. Il n’y a pas que chez France Télécom qu’il y a des tentatives de suicide » . Mais aussi, récemment, sur le site d’Armatis, à Caen.
[^2]: Auteur du reportage Call centers : les nouveaux prolétaires, diffusé jeudi 8 avril, à 20 h 30 dans « Envoyé spécial ».