De la science à l’idéologie
Tout au long de sa carrière, Claude Allègre a tenté d’imposer ses vues. Par la force, la manipulation, mais aussi la tromperie, comme le confirme son dernier ouvrage à charge contre les climatologues.
dans l’hebdo N° 1103 Acheter ce numéro
C’était en décembre, ouverture du sommet sur le climat de Copenhague. Claude Allègre est reçu par France Info : une pure éructation sans queue ni tête, contre les climatologues, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), les écologistes. Le réchauffement ? Un effet de mode ; le nucléaire est la bonne solution, les Verts veulent nous vendre la décroissance, etc.
Derrière le bulldozer bourrant le micro de mots bruts, émerge la silhouette un peu pathétique d’un ex-brillant scientifique, ancien ministre, politique qui fut de quelque influence. Les médias, dernière scène peut-être où il peut encore faire des étincelles : c’est un « bon client », un interviewé qui ne mâche pas ses mots, met les pieds dans le plat. Et tant mieux s’il y a surcroît de provocations et d’énormités.
Entretenue depuis des mois, cette notoriété a explosé avec la sortie, mi-février, de l’Imposture climatique (Plon), grâce aux remous qui ont accompagné ce livre et la ruée des animateurs télévisuels sur l’auteur. Les ventes se dirigent « allègrement » vers le cap des 200 000 exemplaires. Claude Allègre est devenu un vrai « pipole ».
Il fut indéniablement un scientifique de renom, de ceux dont la France sensible aux honneurs aime à s’enorgueillir à l’étranger – où le nom d’Allègre est notoire. Géochimiste et physicien, il a notamment travaillé sur la formation des plaques tectoniques. Parmi ses plus importantes distinctions : le prix Crafoord (1986, avec Gerald Wasserburg), plus haute récompense internationale en géologie, la médaille Wollaston (1987) de la vénérable Geological Society of London, la médaille d’or du CNRS (1994), plus importante décoration scientifique française. Claude Allègre est également membre de plusieurs institutions savantes, dont l’Académie des sciences.
Brillant, il est aussi très ambitieux, et il montre très tôt qu’il n’entend pas limiter son influence aux frontières de son laboratoire. Des élus syndicaux et des chercheurs qui l’ont côtoyé dès les années 1960 identifient le début de sa conquête de pouvoir à la prise de la présidence d’une des commissions du CNRS, dans les années 1970. « Il montre une ambition démesurée pour un scientifique, qui tranchait singulièrement à l’époque dans l’enseignement supérieur et la recherche. Bien au-delà de ses propres programmes, Allègre entreprend de prendre le contrôle de tout. » Allocation de budgets, promotion ou barrage de carrières scientifiques, le néo-mandarin négociait avec ses alliés postes et moyens « pour assécher les laboratoires de ses opposants ».
En 1976, il devient directeur de l’Institut de physique du Globe de Paris (IPGP). En une décennie, il obtiendra que l’institut devienne un établissement de premier plan, doté de moyens importants, ce dont ses pairs géologues lui savent gré. La même année, Claude Allègre se distingue dans l’affaire de la Soufrière, l’une des plus… sulfureuses de sa carrière : alors que le volcan guadeloupéen s’est réveillé, il préconise l’évacuation de 70 000 personnes, en contradiction avec l’avis du volcanologue Haroun Tazieff. Ce dernier fera les frais de son opposition, pourtant justifiée par des éléments de preuves qui auraient été dissimulés : il sera destitué par le ponte de ses fonctions au sein de l’IPGP.
C’est presque naturellement qu’Allègre entame sa carrière politique à cette époque. Au Parti socialiste, en 1973. Il prend rapidement du galon, préside le « groupe des experts » du PS (1986), entre au comité directeur (1987) puis au bureau exécutif (1990). Il sera élu au Parlement européen (1989) et au conseil régional du Languedoc-Roussillon (1992). Devenu un proche de Lionel Jospin, il est son conseiller spécial au ministère de l’Éducation (1988-1992), doté d’une forte influence. Il accédera lui-même à ce dernier maroquin en 1997, avec compétence sur la recherche et la technologie, quand Jospin sera nommé Premier ministre. Par la brutalité de ses méthodes, il parviendra à se mettre le monde des enseignants à dos, plus massivement qu’aucun de ses prédécesseurs à ce poste.
Depuis longtemps, Claude Allègre a pris la liberté de s’exprimer sur de nombreuses questions scientifiques hors de ses champs de compétence, en défense d’une conviction positiviste très fortement ancrée : la science aura raison de tous les défis posés à l’humanité, la peur est irrationnelle, il faut avoir confiance en l’homme. C’est à ce titre qu’il déverse un mépris souverain sur les tenants du principe de précaution ( « un repli frileux » ), qu’il s’agisse des risques des OGM, du nucléaire, du stockage du CO2 sous terre, etc. Exemple édifiant avec le désamiantage du campus de Jussieu : à rebours de l’avis de nombreux spécialistes, notamment en santé publique, il juge l’opération d’une ampleur inutile et trop coûteuse, conséquence d’une « psychose collective ».
Auteur d’une trentaine de livres, Allègre entame une efficace carrière de polémiste dans les années 1990. À mesure qu’il s’éloigne du monde de la recherche, il s’en prend aux disciplines scientifiques qu’il déprécie (les mathématiques, par exemple), aux écologistes, à la politique, aux socialistes – dont il a quitté les rangs. Pour faire passer thèses et anathèmes, il joue sans complexes de son aura de scientifique et de politique, use et abuse de la provocation, méthode renforcée depuis qu’il s’est retrouvé libre d’attaches (même s’il conserve un poste quasi honorifique de professeur à l’IPGP). Au mépris de la plus élémentaire rigueur : il accumule une kyrielle d’erreurs scientifiques (parfois de niveau Deug), d’approximations et de contrevérités, sur lesquelles des pages détaillées ont été écrites [^2]. Et souvent Allègre persiste, même face à l’indéfendable ! « On a déjà connu des chercheurs audacieux et déviants, mais qui ne se sont pas tous trompés sur presque tout et surtout n’ont jamais été autant honorés par l’institution scientifique. Décidément Claude Allègre est un savant exceptionnel ! » , ironise un biologiste renommé.
Le personnage se délecte d’apparaître « seul contre tous », drapé dans la noblesse du scientifique revendiquant le devoir sacré du doute. Ce n’est pas un hasard s’il est auteur d’un livre sur Galilée, archétype du scientifique subversif, auquel il s’identifie. À ce titre, ses prises de position sur le climat constituent une sorte d’apothéose. À 73 ans, le voilà pourfendeur d’une vérité trop officielle à son goût pour n’être pas suspecte : il nie farouchement qu’il y ait réchauffement, et à plus forte raison que les activités humaines y soient mêlées. Peu importe d’ailleurs le climat, polémique probablement prétexte : à la fin des années 1980, afin de pourfendre les antinucléaires, Allègre défendait exactement le contraire. Le Giec est traité de « mafia » , la « meute » des climatologues « d’imposteurs » , la lutte contre le dérèglement serait coûteuse et inutile. Cohérence déjà ancienne, relève un ex-cadre de la Météo nationale : « Au sein de la géophysique, il n’avait comme “adversaire” que l’astronomie, à laquelle il fallait “piquer” des crédits, paranoïa qui dominait les discussions budgétaires… Avec la question climatique, voilà qu’il s’attaque aux financements de l’océanographie et des sciences de l’atmosphère, dont le développement ne saurait que léser son domaine de prédilection… »
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Plus que d’erreurs – habituelles –, on peut parler cette fois-ci de falsifications, comme le démontre Sylvestre Huet, journaliste à *Libération qui a accompli un remarquable travail de démontage de l’Imposture climatique , dont l’auteur le traite « d’imbécile stalinien » !
Allègre, avec son culot habituel, tente d’évacuer ces broutilles : c’est un « livre politique » qu’il a voulu livrer, c’est à son sens profond qu’il faut s’attacher. La politique, où il enregistre un de ses ultimes cuisants échecs. En mai 2009, aboutissement de quelques années de séduction réciproque, le Président le voyait ministrable, après lui avoir confié une mission. Allègre se préparait à un grand ministère de l’Industrie et de l’Innovation, se vante même de toucher au but. Sarkozy se ravisera finalement, mis en garde sur le personnage par plusieurs canaux, scientifiques notamment. Mais Allègre doit également cette frustration à l’impact du résultat inattendu des écologistes aux élections européennes. Recalé pour le gouvernement car « politiquement incorrect » : voilà qui n’a pas manqué de renforcer chez le personnage la certitude d’être dans le vrai.
[^2]: Lire, entre autres : « Au fait, Claude Allègre est-il un si brillant chercheur ? », Jade Lindgaard, 17 mai 2009,