Dominique Plihon : « Il faut réformer l’Union européenne monétaire »
Le plan de sauvetage décidé le week-end dernier soulagera temporairement l’économie grecque. Il n’empêche que cette crise continuera de peser lourdement sur la population. Elle témoigne de l’urgence de sortir de la spirale spéculative et d’élaborer un autre mode de développement.
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POLITIS : Le plan de sauvetage de 110 milliards d’euros venant de l’Union européenne et du Fonds monétaire international (FMI) résoudra-t-il la crise de la dette publique en Grèce ?
Dominique Plihon : Cette aide importante va soulager temporairement l’économie grecque mais les paramètres fondamentaux
du pays resteront inchangés. La potion restrictive imposée par le FMI et l’Europe va peser sur la croissance de la Grèce et hypothéquer sa capacité à se relever rapidement. La société grecque n’acceptera pas une telle purge, qui sera surtout préjudiciable aux couches les plus défavorisées de la population. On peut s’attendre à ce qu’à terme la Grèce se retrouve en situation de cessation de paiement. Il y a d’ailleurs eu des précédents dans l’histoire contemporaine. En septembre 1982, le Mexique annonce qu’il n’est plus en mesure de continuer les paiements de sa dette souveraine. Débute alors une grave crise de la dette publique qui entraînera d’autres pays d’Amérique latine. En cessation de paiement, le Mexique a demandé des délais supplémentaires pour payer sa dette, parce qu’il était pris à la gorge par la hausse brutale des taux d’intérêt sur le dollar décidée par les autorités américaines, ce
qui avait renchéri considérablement le coût de la dette.
Les années qui ont suivi ont été marquées par deux événements qui risquent de se produire pour la Grèce. Premièrement, il y a eu une restructuration de la dette de ces pays : on a allongé les échéances et réaménagé la dette. Deuxièmement, on a « titrisé » cette dette au début des années 1990 : ce fut une des premières expériences de titrisation. Ces pays ont subi des plans d’ajustements structurels imposés par le FMI, comme celui qu’est en train de subir la Grèce, dont les effets économiques et sociaux sont considérables : dans les pays latino-américains, on a parlé de la « décennie perdue » pour la croissance et donc l’emploi.
Il est probable que la Grèce se trouvera bientôt dans une situation comparable à celle du Mexique en 1982, c’est-à-dire qu’à un moment donné elle ne pourra plus payer. La Grèce subit encore des taux d’intérêt relativement élevés alors que son économie va stagner sous l’effet de la purge budgétaire : le fardeau de la dette va devenir de plus en plus insupportable. L’économie grecque sera jugée par les investisseurs comme étant de moins en moins sûre. Un cercle vicieux très grave risque donc de s’enclencher, qui pourrait conduire à une cessation de paiement de la Grèce, comme ce fut le cas pour le Mexique en 1982.
Que faire de la dette publique grecque et de celle d’autres pays menacés par la spéculation ?
La spéculation a toujours joué un rôle d’amplification des difficultés. Les spéculateurs font comme d’habitude, ils s’attaquent aux pays vulnérables pour tenter de les mettre à genou et de tirer partie de cette spéculation en faisant payer des taux d’intérêt plus élevés sur la dette publique.
Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut casser la spéculation en prenant des mesures radicales telles que la fermeture des marchés de gré à gré sur les Credit Default Swap [^2], l’interdiction des ventes à découvert, etc., autant de moyens utilisés par les spéculateurs.
Les marchés financiers parient sur l’implosion de la zone euro. Est-ce envisageable ?
Partons de la situation actuelle. Elle est devenue insoutenable. Les mesures prises à court terme par les gouvernements et le FMI n’amélioreront pas le sort des pays endettés, voire elles vont l’aggraver. Le scénario le plus probable est celui d’une dégradation continue de l’économie grecque, avec un effet de contagion sur le Portugal, l’Espagne et d’autres pays. Du coup, cela entraînera une déflation économique et sociale qui pourrait durer longtemps. Il faut rappeler que, dans le cas du Mexique et des pays latino-américains au cours des années 1980, la profonde récession qui a fait suite à la crise de la dette avait duré une décennie. En Europe, cela pourrait s’achever par la sortie de la zone euro des pays en difficulté si la situation devenait insupportable pour eux, dans la mesure où ils ne disposent pas de tous les instruments nécessaires pour se rétablir, en particulier le levier monétaire. En effet, la Grèce comme les autres pays de la zone euro n’ont plus la possibilité de dévaluer la monnaie pour retrouver de la compétitivité et de l’oxygène.
L’hypothèse avancée par certains, en particulier en Allemagne, d’une sortie de la Grèce de la zone euro, voire d’autres pays, n’est pas si évidente. Sortir de l’union monétaire poserait d’énormes problèmes techniques, presque insurmontables. Par exemple, la dette antérieure est libellée en euros et la nouvelle dette serait libellée dans une nouvelle monnaie, en drachmes pour ce qui concerne la Grèce. Il y aurait une dévalorisation considérable de la dette nouvelle et les créanciers n’y trouveraient pas leur compte.
Par ailleurs, quand un pays dévalue sa monnaie, la charge de la dette augmente : pour acheter un euro ou un dollar il faut plus de drachmes qu’avant. C’est donc une fausse solution qui peut avoir des effets néfastes. Ajoutons que cela poserait de gros problèmes à l’Allemagne : elle perdrait de la compétitivité par rapport à une partie de l’Europe. Or, l’Europe représente une part très importante de ses exportations. Les exportations de l’Allemagne représentent 40 % du PIB, la moitié va vers l’Union européenne. Si certains pays de la zone se mettent à dévaluer leur monnaie, l’Allemagne vendra beaucoup moins bien ses produits. L’Allemagne fera évidemment tout pour éviter que ces pays sortent de la zone euro…
La crise grecque ne révèle-t-elle pas une erreur de conception de l’euro ?
La crise grecque démontre l’échec de la conception néolibérale d’une Europe fondée sur l’euro et le marché unique, donc basée sur la seule logique de marché et de concurrence. Avec l’illusion que les pays convergeraient tous vers des modes d’organisation, de production, etc., homogènes. On s’aperçoit aujourd’hui qu’il n’en est rien. Les promoteurs de l’Union ont sous-estimé l’hétérogénéité des pays et le fait qu’il y a une dimension politique fondamentale dans une union économique et monétaire : si on n’a pas de gouvernement et pas de véritables politiques communes, l’union économique et monétaire est vouée à des crises, voire à disparaître !
Les promoteurs de Maastricht ont réduit l’euro à un instrument commercial destiné à faire vivre le marché unique. Or, la monnaie est beaucoup plus qu’un instrument marchand : elle a une dimension politique et sociale incontournable. Les promoteurs de l’union économique et monétaire ne voulaient pas construire une Europe politique, et le processus de Lisbonne, qui doit être renouvelé, ne résout pas cette absence d’union politique. Les concepteurs de l’Union européenne se sont trompés et ont eu une vision erronée de la monnaie et de l’union monétaire. Ce qui donne raison à notre analyse : l’Europe ne peut être soutenable que si elle est également politique et sociale.
Quel serait le scénario d’une réforme de l’Europe économique ?
Il faudrait une réforme profonde des institutions et de l’organisation de l’Union européenne, en particulier de l’union monétaire. Cette Europe monétaire, comme on l’a dit au moment des discussions sur le traité de Maastricht et du référendum de 2005, est insoutenable et incomplète. On le voit très clairement aujourd’hui. Il faut donc créer des institutions qui permettent à l’Europe de sortir de la crise actuelle et de construire un autre modèle de développement durable. Il s’agit en particulier de doter l’Europe d’une politique budgétaire et fiscale commune qui serait un indispensable contrepoids de la politique monétaire unique.
[^2]: Les CDS sont des contrats d’assurance contre le défaut de paiement d’un crédit et sont aussi des instruments financiers permettant de parier sur la santé financière d’une société ou sur la santé budgétaire d’un pays. Les CDS ont atteint des proportions énormes : ils représentent aujourd’hui un marché de 60 000 milliards de dollars, soit l’ensemble des dépôts bancaires dans le monde.