Dominique Schnapper : une sociologue au Conseil constitutionnel
Dominique Schnapper relate dans un livre ses neuf ans passés au Conseil constitutionnel. Elle revient
ici sur son expérience d’intellectuelle parachutée dans l’univers politique,
et livre son regard
sur le fonctionnement
de notre démocratie.
dans l’hebdo N° 1103 Acheter ce numéro
Politis : Comment vous êtes-vous retrouvée membre du Conseil constitutionnel et quelle a été votre première impression lors de votre arrivée ?
Dominique Schnapper : Comme je le raconte dans le livre, ç’a été le fruit d’une série de hasards. Une sorte d’accident biographique puisque rien ne me préparait à cette fonction. Mais l’expérience a été passionnante. Nommée par le président du Sénat, Christian Poncelet, en mars 2001, je suis arrivée au Conseil intimidée, avec beaucoup d’humilité devant le travail qui m’attendait, et le sentiment de mon incompétence puisque je ne suis pas juriste. Je dois être la première conseillère qui ait entamé son mandat en étudiant les manuels de droit de première et deuxième année de licence ! Certains de mes collègues, qui s’en amusaient avec gentillesse, ont bien voulu reconnaître au bout d’un certain temps que j’étais devenue un peu juriste, du moins suffisamment pour participer pleinement aux décisions du Conseil et comprendre ce qui se passait.
Vous écrivez avoir adopté une position de « participation observante ». Qu’est-ce que cela signifie ? Et quelles sont les limites d’une telle position ?
Dans leur travail de terrain, les sociologues parlent d’« observation participante » lorsqu’ils pénètrent certains milieux qu’on ne peut observer sans y participer d’une manière ou d’une autre. Pour ma part, quand je suis arrivée, je ne pensais pas écrire un livre de sociologie. Je m’étais dit que ce serait un nouveau moment de ma vie, où j’allais devenir un petit peu actrice du monde politique, au moins marginalement… Je souhaitais seulement, de façon un peu naïve, ne pas être trop inférieure à la fonction qui m’était confiée. C’est seulement quand je me suis sentie plus à l’aise que mon habitus de sociologue a repris le dessus. Toutefois, jusqu’au bout, lorsque je participais à l’élaboration des décisions, j’oubliais que j’étais sociologue et j’intervenais comme n’importe quel autre conseiller. Ce n’est que par la suite que je retrouvais ma position de sociologue observant l’institution et ma propre position. J’alternais ainsi la participation et l’observation – y compris l’auto-observation.
À la fin de mon mandat, j’ai peut-être eu tendance à privilégier l’observation parce que j’étais plongée dans l’écriture du livre. Quant aux limites, elles sont celles de toute enquête sociologique, qui ne peut prétendre épuiser le sens de la réalité, mais elles n’étaient pas particulières à une enquête de ce type. Au contraire, être conseillère me donnait des conditions particulièrement favorables. J’espère en avoir tiré profit, même si le souci de ne rien révéler sur les personnes en a limité la restitution.
Le Conseil constitutionnel est majoritairement composé d’hommes politiques. En tant qu’universitaire, vous allez vous apercevoir que c’est un milieu différent de celui que vous côtoyez à l’École des hautes études en sciences sociales. Vous êtes donc restée tout le temps, selon votre propre terme, quelque peu « marginale » en son sein, voire, dites-vous avec humour, une sorte de Bécassine au Conseil…
C’est vrai que c’est un monde très différent de celui de l’université ou de la recherche, même si les sociologues en classeraient les membres dans les mêmes catégories sociales. Les références intellectuelles ne sont pas les mêmes. Un des conseillers ne connaissait pas le nom de Bronislaw Geremek. Les lectures des conseillers n’étaient pas non plus celles de mes collègues ou les miennes. Par contre, ils pouvaient citer les grandes gloires du Conseil d’État, ce qui n’est évidemment pas mon cas. Les conseillers d’État étaient pour eux plus notoires que les intellectuels les plus reconnus. Cela ne me choque pas, mais c’était surprenant, voire amusant. Ce que cela signifie surtout – ou du moins ce qui pose question –, c’est que le monde intellectuel, et en particulier celui des sciences humaines, est peu connu parmi nos responsables politiques ou dans le monde de la haute fonction publique. C’est un autre « monde », au sens de Proust. Et je suis donc toujours restée, c’est vrai, un peu marginale en son sein.
Dans la première partie du livre, vous rappelez le fait que le Conseil constitutionnel a dû s’imposer, durant les premières décennies de son histoire, face au pouvoir exécutif. Diriez-vous qu’aujourd’hui, il est vraiment parvenu à son indépendance ?
Le terme d’indépendance peut être discuté. Par définition, toutes les cours constitutionnelles rendent des jugements à portée politique. Plus largement, tous les droits ont une portée politique au sens large du terme. C’est encore plus évident du droit constitutionnel, et tout particulièrement du Conseil français, qui, jusqu’à la révision de 2010, intervenait avant la promulgation de la loi en moins d’un mois, soit immédiatement après les débats au Parlement. Je ne pense pas pour autant que les décisions ne soient que politiques, elles sont aussi juridiques. Le Conseil a acquis une certaine indépendance, incomparable avec celle dont il disposait du temps du général de Gaulle. Et cette indépendance est le fondement de sa légitimité. Mais cette dernière ne doit pas seulement s’affirmer par rapport au pouvoir exécutif. Comme il est de création récente (cinquante ans), il avait à conquérir aussi une légitimité vis-à-vis des cours suprêmes, Cour de cassation et Conseil d’État, qui, eux, appartiennent depuis des siècles à l’histoire de France. On a d’ailleurs vu récemment que la Cour de cassation, dans un jugement qui a fait beaucoup de bruit, a adopté une position pour le moins réservée, lorsqu’elle a exercé le rôle de « filtre » que lui a donné la révision constitutionnelle de 2008, permettant à un citoyen de soulever la question de la conformité d’une loi à la Constitution. Cette décision marque combien la Cour de cassation reste réticente à l’égard du Conseil constitutionnel. Le contrôle de constitutionnalité me paraît pourtant inscrit dans le progrès de l’État de droit et dans la dynamique démocratique.
Depuis votre départ, cette révision constitutionnelle, qui permet au citoyen de saisir le Conseil pour contester la conformité d’une loi à la Constitution, est entrée en vigueur. Comment voyez-vous l’avenir de cette possibilité nouvelle offerte au citoyen ?
Le Conseil d’État pour l’ordre administratif et la Cour de Cassation pour l’ordre judiciaire sont désormais chargés de « filtrer » les dossiers susceptibles d’être déférés au Conseil constitutionnel. Le Conseil est une petite institution en termes de moyens et de personnel. Certaines expériences étrangères ont montré que le risque était grand de voir le Conseil inondé de dossiers dès lors que les citoyens peuvent contester la constitutionnalité d’une loi. On ne pourra soulever la question qu’au cours d’un procès et si la loi en question n’a jamais été déférée auparavant au Conseil ; le dossier remontera alors par appel au Conseil d’État ou à la Cour de cassation et ceux-ci jugeront si la demande mérite d’être soumise au Conseil constitutionnel. Le destin de cette réforme repose en grande partie sur la loyauté avec laquelle les deux cours vont exercer ce filtre et si elles vont déférer au Conseil constitutionnel de manière raisonnable, c’est-à-dire ni trop ni pas assez. Il semble que le Conseil d’État ait déjà transmis trois questions, qui sont de vraies questions, sur lesquelles le Conseil va avoir à se prononcer. Par contre, par cette décision qui a beaucoup choqué dans le milieu, la Cour de cassation a renvoyé à la Cour européenne la question posée. La doctrine semble estimer qu’ainsi elle n’a pas respecté la volonté du constituant. Cet épisode révèle en tout cas combien il reste difficile dans la tradition française d’accepter que le citoyen puisse contester la constitutionnalité des lois votées par le Parlement.