« L’arme ne sert plus à rien »
Jean-Marie Collin*, expert indépendant sur les questions de défense, analyse l’état de la prolifération nucléaire dans le monde et les enjeux de la conférence de révision du TNP.
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Politis : Quel est l’état de l’arsenal nucléaire français et mondial ?
Jean-Marie Collin : Pour la France, le chiffre officiel est de moins de trois cents armes nucléaires. Dans le monde, il y a environ 23 000 armes de ce type, détenues par les neuf puissances nucléaires. 95 % de ces armes sont détenues par les Américains et les Russes. Mais ces chiffres importent peu : une seule arme peut tuer plusieurs dizaines de milliers de personnes et polluer la zone touchée sur plusieurs années. En outre, un seul échange de tirs nucléaires entre deux États suffirait à anéantir toute vie sur la planète.
Quels sont les risques liés à l’existence de ces armes ?
Depuis la chute du Mur, les Occidentaux n’ont plus peur de subir un conflit nucléaire, contrairement au Japon, par exemple, par rapport à son histoire et à la Corée du Nord. Le risque de guerre subsiste aussi entre l’Inde et le Pakistan. D’autres dangers existent, à commencer par le risque d’accident (chute d’un missile lors de son chargement, collisions de sous-marins, crash de bombardier) ou de tir accidentel, comme cela a déjà failli se produire. Des pirates informatiques pourraient aussi prendre le contrôle des systèmes informatiques militaires et simuler une menace virtuelle déclenchant une vraie riposte nucléaire. En plus de tout cela émerge la menace terroriste. Plus sûrement via une « bombe sale », fabriquée avec des déchets radiologiques, qu’avec une arme nucléaire.
Une installation nucléaire civile peut être détournée en programme nucléaire militaire par un pays…
Oui, même si une centrale nucléaire civile, qui produit de l’électricité, ne suffit pas : sans usine d’enrichissement, impossible d’enrichir l’uranium pour des activités militaires. En revanche, avec un « kit » complet, rien n’empêche de constituer un programme militaire, si ce n’est la volonté politique. C’est là le danger car personne ne connaît à l’avance avec certitude les intentions des États sur une technologie dont les infrastructures fonctionnent sur plusieurs décennies.
Aujourd’hui, qui menace la France au point de nécessiter l’arme nucléaire ?
La France n’est sous la menace d’aucun État. Or, l’arme nucléaire n’est utilisable que contre une cible clairement identifiable, comme un État, au contraire d’une menace terroriste, par exemple. Nous avons de plus des relations multilatérales avec le monde entier, commerciales notamment. Si l’arme nucléaire a peut-être pu servir à quelque chose pendant la Guerre froide, à l’heure de la mondialisation, militairement parlant, elle ne sert plus à rien. L’armée rétorque qu’il faut se prémunir contre un risque potentiel, dans vingt ou quarante ans. Mais, avec ce raisonnement, on n’aurait jamais rien interdit, ni mines, ni bombes à sous-munition. En revanche, sur le plan diplomatique, la bombe atomique sert à « manger à la table des grands ». C’est ce qui a toujours été recherché par les puissances qui ont acquis l’arme et ceux qui la veulent aujourd’hui, à commencer par l’Iran.
La France n’a signé le traité de non-prolifération nucléaire qu’en 1992, pourquoi ?
La France a toujours dit qu’elle s’engagerait pour le désarmement… une fois qu’elle aurait toutes les composantes de la bombe. C’est aussi ce que veulent faire l’Inde et le Pakistan. Tous les État sont dans la même logique. Et puis, quand un État ratifie le TNP, c’est qu’il a trouvé une manière de le contourner légalement. Cela dit, les États nucléaires du TNP ont tous diminué leurs arsenaux. Certes pas pour des raisons pacifiques, mais plutôt parce que les stocks coûtaient chers, que les armes étaient obsolètes, etc.
Les puissances nucléaires désarment en partie mais modernisent aussi leur arsenal à tout va…
La contradiction est là : il est un peu facile de désarmer tout en modernisant massivement les armes restantes. L’argument militaire consiste à dire qu’en attendant le désarmement complet, il faut assurer la défense du pays. Quitte à moderniser de moins en moins au fur et à mesure que le désarmement complet approche. Les cinq puissances nucléaires officielles du TNP agissent ainsi, les États-Unis en tête. Sauf que ces derniers tiennent en parallèle un discours volontaire de désarmement. La France, non, au contraire : Nicolas Sarkozy a encore affirmé à Washington le 12 avril que la France n’abandonnerait pas l’arme nucléaire. Aucune autre des cinq puissances ne tient ce discours extrêmement fort pour « l’amour » de la bombe atomique.
L’opinion publique est-elle désormais moins indifférente sur le nucléaire militaire ?
Oui, pour des raisons principalement environnementales. Les écologistes ont réussi à ancrer dans les esprits qu’il faut protéger la nature. Or, on ne peut être dans cette logique et souhaiter que son pays possède une arme capable de détruire le monde. La catastrophe de Tchernobyl a aussi participé à faire passer le nucléaire militaire au second plan. Mais, depuis le début des années 2000, on fait un peu plus le lien entre les nucléaires civil et militaire. Tout cela fait que les gens en ont plus conscience, d’autant que la société civile a un poids beaucoup plus important aujourd’hui.
La France a aidé Israël, l’Irak et le Pakistan à acquérir la puissance nucléaire, des pays en violation avec le droit international. Peut-on maintenant tancer l’Iran ou la Corée du Nord au nom de ce même droit international ?
Il peut effectivement paraître surprenant de voir la France et les quatre autres puissances « officielles » demander des comptes à des pays à qui elles ont fourni, à une certaine époque, des technologies nucléaires. On ne peut pas faire confiance aveuglément aux régimes politiques quand il s’agit de nucléaire. En Iran, par exemple, tout le monde voulait vendre du nucléaire au Shah dans les années 1960-1970. Et puis on a tout arrêté en 1979 parce qu’il y a eu un changement de régime. Aujourd’hui, on a peur d’un Iran nucléaire en partie créé par l’Occident… Cela n’empêche pas la France de vouloir encore vendre des réacteurs de centrales nucléaires à la Libye ou à Abou Dabi, notamment. Qui nous dit que ces États ne voudront pas un jour acquérir les pièces manquantes du puzzle pour disposer du nucléaire militaire ?
Quel est le poids et la part réels du lobby industriel français dans ces contrats ?
La France est pratiquement numéro un du nucléaire civil dans le monde, avec Areva. Sur le plan militaire, le lobby est plus au niveau des porteurs des armes, que des armes elles-mêmes. On peut par exemple se demander pourquoi nous changeons de missile nucléaire tous les sept ans…
Si l’Iran disposait de l’arme nucléaire, d’autres pays de la zone suivraient : Turquie et Arabie Saoudite, voire Égypte, Syrie ou Jordanie…
C’est l’enjeu numéro un de la conférence de révision du TNP. Il ne faut pas que l’Iran devienne le « dixième domino » du monde nucléaire, ce qui ferait définitivement voler en éclats le traité, engagerait de nouveaux États dans cette voie et stopperait le processus actuel de désarmement. Cela voudrait aussi dire qu’il ne sert à rien d’être membre du TNP, qui interdit à ses membres d’acquérir le nucléaire militaire. Au cours de cette conférence à l’ONU, il faudra donc œuvrer à renforcer le traité en incluant des « avenants au contrat », par exemple en liant l’accès au nucléaire civil à la souscription de protocoles de contrôle. Il faut aussi espérer un texte fort qui engage les cinq puissances nucléaires officielles dans un vrai processus de désarmement. La France, elle, insistera plutôt sur l’accès au nucléaire civil. C’est dans son intérêt économique.
Mais ce troisième pilier du TNP n’est-il pas un peu le loup dans la bergerie ?
Bien sûr que si. Mais le TNP a été écrit dans les années 1960, à une époque où les technologies actuelles n’existaient pas et la mondialisation des savoir-faire non plus. Or, on ne peut pas modifier ce pilier, ce serait tuer le TNP.
Comment changer la donne ?
Il faut renforcer la sécurité autour des installations civiles. Cela étant dit sans évoquer l’aspect écologique du nucléaire civil, qui est une autre question. Il faut aussi impliquer beaucoup plus la société civile, qui pourrait être incluse dans les équipes de vérification des installations ; celles-ci devraient aussi être présentes en permanence sur les sites les plus sensibles. Cela aiderait à amoindrir le risque de prolifération, même si cela ne suffit pas.
Au prétexte qu’ils ne sont pas membres du TNP, l’Inde, le Pakistan et Israël n’ont-ils aucun compte à rendre ?
Légalement, ils ne sont soumis à aucune obligation de désarmement. Pour autant, ils sont inclus dans les négociations d’autres textes, comme le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Ensuite, l’Inde bénéficie d’un passe-droit puisqu’on ne devrait pas lui vendre de technologie nucléaire civile, en vertu de sa non-appartenance au TNP. On le fait quand même parce qu’on estime que c’est un État démocratique et stable. L’autre « deux poids deux mesures » concerne Israël, dont la capacité nucléaire militaire est rarement mise en avant dans les raisons qui pousseraient l’Iran à se doter de l’arme atomique. Car, aujourd’hui, c’est Israël qui a le pouvoir de destruction sur l’Iran, et pas l’inverse.
De nombreux observateurs estiment que le monde n’échappera pas à un conflit nucléaire dans les cinquante prochaines années. Partagez-vous ce pessimisme ?
Il n’est pas exclu qu’un pays utilise des armes nucléaires pour mettre fin à un conflit ou pour détruire, comme l’envisageait Bush, des montagnes en Afghanistan où se serait caché Ben Laden. Donc, oui, le risque de guerre nucléaire existe, mais comme il existe depuis cinquante ans. Cela étant, les dirigeants des puissances nucléaires à l’époque de la Guerre froide avaient tous connu la seconde guerre mondiale, Hiroshima. Il existait une certaine volonté d’éviter un conflit d’importance parce qu’ils en avaient déjà subi un. Les dirigeants actuels n’ont pas ce vécu ; peut-être hésiteront-ils moins à utiliser l’arme nucléaire.
Croyez-vous à une « révolution des consciences », sur le modèle de l’écologie ?
Il faudra encore quelques années mais le processus est engagé. Avant, on riait de l’écologie ; aujourd’hui, c’est une notion majeure, acceptée et comprise par tous. Peut-être que demain le pacifisme ne sera plus vu comme un folklore passéiste mais comme une nécessité.
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