Le poids du peuple
Réunis à New York avant les débats officiels de l’ONU sur la non-prolifération nucléaire, les militants pacifistes du monde entier ont fait entendre leur voix.
dans l’hebdo N° 1101 Acheter ce numéro
Un homme arrive, et tout s’éclaire. Le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, a réservé une belle surprise à la première alterconférence de la société civile, organisée les 30 avril et 1er mai en préambule au raout onusien sur le traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Après deux jours de conférences et de débats tantôt instructifs, tantôt poussifs, l’ultime séance plénière du 1er mai dégage une énergie singulière. Réunies dans l’immense Riverside Church (nord-ouest de Manhattan, New York), centre de conférence multisalles et accessoirement lieu de culte, un bon millier de personnes attendent cet hôte de marque. À 18 h 52, costume sombre, cravate pourpre, Ban Ki-moon arrive par une porte dérobée, flanqué de Sergio Duarte, le Haut Représentant pour le désarmement de l’ONU. La posture modeste du Secrétaire général contraste avec l’ovation reçue, digne d’une rock star. Car chacun ici mesure l’importance de la venue du plus haut dignitaire des Nations unies en termes de légitimité, au moment où la société civile semble plus mobilisée que jamais pour faire entendre sa voix dans le débat sur l’éradication des armes nucléaires.
Sur une estrade où il succède à Martin Luther King et à Nelson Mandela, M. Ban rappelle combien sa priorité « numéro un » a toujours été le désarmement nucléaire. Or, « soixante-cinq ans après Hiroshima et Nagasaki, le monde vit toujours sous la menace nucléaire » . Même si la prédiction de scientifiques qui, dans les années 1960, craignaient l’avènement d’une vingtaine de puissances atomiques dans un futur proche ne s’est pas réalisée, en partie grâce au TNP, le bilan récent du traité n’incite pas à l’euphorie. Sans langue de bois, Ban Ki-moon reconnaît que la dernière conférence de révision du TNP, en 2005, fut « un échec ». Or, « nous ne pouvons pas nous permettre d’échouer encore une fois ».
Manière fort diplomatique de dire qu’un nouveau couac pendant les trente jours de négociations ouvertes à l’ONU depuis le 3 mai menacerait le traité d’implosion. Et lâcherait dans la nature une ribambelle de pays tentés par la bombe comme des enfants par les caramels mous, trop heureux de n’avoir plus de comptes à rendre à quiconque. Pour parvenir à conserver ce cadre fragile, imparfait mais indispensable, Ban Ki-moon renouvelle son soutien à l’idée d’une convention sur les armes nucléaires, à la plus grande joie de l’assistance. Fruit du travail de la Campagne internationale pour abolir l’arme nucléaire (Ican) mobilisant chercheurs, juristes, ambassadeurs, médecins et militants pacifistes, ce « modèle de convention » a été porté devant les Nations unies par le Costa Rica et la Malaisie. Il propose l’élimination des armes atomiques via cinq étapes concrètes, en espérant parvenir au même résultat que les armes chimiques, dont l’éradication totale, en cours, est prévue pour 2012.
Ban Ki-moon parti vers d’autres aventures, les militants peuvent tirer le bilan de ces deux jours de rassemblement. Si la présence du chef de l’ONU valide à elle seule le principe d’une conférence alternative, son modus operandi devra être revu dès la prochaine édition. Trop de longues plénières aux discours formatés, sans échanges avec l’assistance, ont phagocyté les ateliers de travail, souvent passionnants mais organisés au même moment, faute de temps. Assister à plus d’un atelier par séance relevait donc de la mission impossible pour tout militant non génétiquement modifié. L’enjeu des débats est pourtant de taille. Ibrahim Ramey, responsable de divers mouvements américains pour la justice sociale et la paix, rappelait que, si « le temps de l’escalade nucléaire entre les États-Unis et l’URSS est terminé, de nouvelles puissances sont apparues, et d’autres pays sont en passe de se doter de l’arme atomique, qui n’a jamais été aussi moderne et perfectionnée ». Convoquant l’histoire récente, Zia Mian, directeur du projet sur la paix et la sécurité en Asie du Sud à l’université de Princeton et membre de l’ONG Peace Action, note que « Barack Obama n’est pas le premier président à promouvoir le désarmement. En 1986, Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev avaient déjà annoncé un accord de principe sur le désarmement nucléaire. Bien avant, en 1961, John Fitzgerald Kennedy a prononcé un discours radical devant l’ONU contre les armes nucléaires, en disant qu’elles devaient être abolies “avant qu’elles ne nous abolissent”. Sachant cela, au vu des 23 000 armes nucléaires toujours en circulation dans le monde, que penser des promesses d’Obama aujourd’hui ? » En opposition à cette vision pessimiste sur le front du désarmement, les « zones exemptes d’armes nucléaires » (ZEAN) misent sur la technique de la tache d’huile pour faire avancer la cause de la dénucléarisation du monde. Le principe est simple : chaque région du monde ou pays qui se déclare officiellement zone exempte d’armes nucléaires s’engage à bannir ce type d’armes de son territoire. L’Afrique, l’Amérique latine, l’Asie du Sud-Est, la Nouvelle-Zélande figurent ainsi parmi les ZEAN du monde. Une liste à laquelle d’aucuns rêvent d’ajouter le Moyen-Orient.
Au cours de l’atelier consacré à ce thème, la question israélienne était évidemment sur toutes les lèvres. « Les dirigeants du monde focalisent sur l’Iran et évitent les questions sur l’arme nucléaire en Israël » , résume Issam Makhoul, Arabe israélien, ex-membre de la Knesset de 1999 à 2006. « La sécurité dans la région ne se fera pas avec une course au nucléaire, mais bien sans la bombe atomique. Il faut qu’Israël démantèle son arsenal, c’est un point central de tout processus de paix dans la région » , assène cet homme qui échappa à un attentat en 2003. Avant d’appeler à un « front antinucléaire au Moyen-Orient » regroupant tous les peuples et organisations volontaires de la région, « Iraniens et Israéliens inclus » . Pour les tenants d’une ZEAN au Moyen-Orient, Tel-Aviv doit officialiser son arsenal tout en autorisant les inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Pour, in fine , dénucléariser et mettre ainsi l’Iran en porte-à-faux avec ses supposées vues sur la bombe. Car, pour l’instant, seul Israël possède l’arme fatale dans la région : « La course à l’arme nucléaire au Moyen-Orient n’a pas commencé avec l’Iran ces dernières années, mais dès les années 1960 avec le programme israélien » , rappelle Phyllis Bennis, une « Américaine juive de Californie ». La directrice du projet « Nouvel Internationalisme » du think tank progressiste Institute for Policy Studies est plus mesurée que ses camarades d’atelier : « Abolir le nucléaire militaire ne réglera pas tous les problèmes dans la région. Seulement celui-là. » Mais l’hostilité affichée par certains voisins d’Israël ne peut-il justifier la possession de la bombe ? « Il est inutile de s’inquiéter pour la sécurité d’un pays qui possède l’une des armées les plus puissantes du monde et bénéficie du soutien des États-Unis, rétorque Phyllis Bennis. Israël a évidemment un droit légitime à sa sécurité, il n’y a aucun débat à ce sujet. En revanche, il faut discuter de la façon dont Israël compte assurer cette sécurité. Avec le nucléaire, c’est une mauvaise voie. »
Ailleurs, dans d’autres salles de la Riverside Church, militants et intervenants discutent du démantèlement des bases nucléaires américaines à travers le monde, de la disparation de l’Otan, de la course à la modernisation des arsenaux nucléaires, ou encore des stratégies à adopter pour construire un mouvement abolitionniste efficace. Les séances plénières, moins dynamiques, ont parfois vu le ronron des discours bousculé par un événement inattendu. Au cœur d’une sorte de grande crypte au style néomoyenâgeux blottie dans le ventre de l’église, sous une froide lumière jaunâtre à peine rehaussée par de lourdes tentures violines tombées des poutres, les militants pacifistes internationaux avaient décidé, en ce 1er mai, de casser la monotonie des débats. Et les voilà pénétrant dans la salle par l’artère centrale, au son des litanies et des tambourins tibétains, drapeaux tournoyants, fripes bigarrées et sourire aux lèvres. Sur l’estrade, les intervenants, plus habitués à jouer les poupées de cire, font la claque debout, encouragés par les 550 personnes de l’assistance. Clou de cette vision un brin surréaliste, un immense oiseau violet, mi-protecteur, mi-menaçant, déploie ses ailes géantes sur l’assistance. Heureux présage ou mauvais œil ?
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