L’Europe pêche en eaux troubles

L’Union européenne, soucieuse de préserver ses ressources halieutiques en partie épuisées,
tente d’imposer aux pays africains des accords qui mettent en danger leur sécurité alimentaire.

Jean Sébastien Mora  • 27 mai 2010 abonné·es
L’Europe pêche en eaux troubles
© PHOTO : GYSSELS/AFP

Le 11 mai, le ministre des Pêches mauritaniens, ­Aghdhafna Ould Eyih, recevait à Nouakchott Hans-Georg Gerstenlauer, délégué local de l’Union européenne (UE). Une rencontre loin d’être anodine, car près de 200 bateaux européens sillonnent les eaux mauritaniennes et 437 licences de pêche leur ont été octroyées l’an dernier. L’Europe, du fait de ses eaux épuisées en poisson, importe aujourd’hui 60 % de la ressource via une pêche industrielle lointaine. Et principalement près des côtes africaines, où la faiblesse des structures étatiques a ouvert des marchés très lucratifs que les accords de partenariat de pêche (APP) bilatéraux ont largement favorisés à partir de 1979. Actuellement, la pêche est régie par ces accords dans une quinzaine de pays : Guinée Conakry, Madagascar, Seychelles, Maroc, etc. Dans le cas de la Mauritanie, l’UE versera en 2010 70 millions d’euros au pays. En échange, un nombre défini de navires européens obtiennent le droit d’accès aux eaux territoriales, sans limite de captures. En compétition directe avec la pêche artisanale locale, l’ampleur des volumes pêchés par les navires industriels constitue un vrai danger pour la sécurité alimentaire du pays. En Mauritanie, le phénomène s’amplifie avec la proximité des îles Canaries, qui autorisent les pêcheurs espagnols à multiplier les allers-retours depuis le port de Las Palmas.
Comme dans nombre d’autres pays, l’accord signé avec la Mauritanie suscite des interrogations sur sa légitimité, en raison d’un manque de garanties démocratiques sur l’usage des ressources de base. La moitié de la population y vit au-dessous du seuil de pauvreté, et seulement un quart des besoins alimentaires sont couverts, alors que la pêche constitue la première et la plus intéressante des rentes.

Dans un pays où la corruption est chronique, les proches du régime contrôlent les licences de pêche et les droits de douane. On y a croisé dans le passé des figures notoires de la ­Françafrique, tels Jean-Christophe Mitterrand, accusé de blanchiment d’argent par le biais de la société de pêche Ikwid, et André Guelfi, alias « Dédé la Sardine », célèbre pour avoir escroqué l’État mauritanien.

Depuis le coup d’État du 6 août 2008, le nouveau maître du pays est Mohamed Ould Abdel Aziz. S’il n’est pas reconnu par la communauté internationale [^2], le Conseil de l’Europe considère néanmoins, par la voix de son émissaire Hans-Georg Gerstenlauer, que le retour à l’ordre constitutionnel en Mauritanie autorise une « coopération pleine et entière » . Ce qui fait vivement réagir la Coalition pour des accords de pêches équitables (Cape), une plateforme d’ONG siégeant à Bruxelles. « En Mauritanie, l’UE n’impose pas de quotas à ses embarcations et n’a ni les moyens ni la volonté de demander des comptes aux dirigeants », dénonce sa porte-parole, Béatrice Gorez.

La complaisance européenne en Mauritanie éclaire les grandes manœuvres de l’Union, qui négocie depuis deux ans la réforme de sa Politique commune de pêche (PCP), dont les grandes lignes devraient être connues en septembre 2010. L’avenir des accords de partenariat de pêche bilatéraux constitue un des enjeux majeurs : l’UE souhaite maintenir ces APP, tout en réduisant le budget qu’elle consacre à la pêche lointaine. Elle s’oriente donc vers un modèle dans lequel les armateurs européens participeraient davantage à la contrepartie financière donnant accès aux eaux des pays tiers. Par exemple, dans le cas de la Mauritanie, aux 70 millions d’euros de l’UE s’ajoute une contribution de 15 millions versée par les armateurs européens. Cette dernière pourrait doubler, voire tripler dans les années à venir, pour compenser le désengagement graduel de l’Europe. Une erreur, selon la Cape : « La Commission européenne n’a jamais dégagé beaucoup de moyens pour s’assurer que les législations locales n’étaient pas enfreintes. Un de ses seuls moyens de contrainte, même a minima, restait le contrôle du paiement de l’accès aux eaux des pays tiers. Si l’Europe le lâche, elle perd tout droit de regard sur les pratiques des chalutiers européens » , regrette Béatrice Gorez. Les ONG se disent prêtes à accepter que les armateurs payent l’accès, mais à condition que des accords de gouvernance beaucoup plus aboutis soient établis et imposés par l’UE. Dans le cas contraire, la corruption et la pêche illégale risquent de devenir monnaie courante. Interrogés depuis mars sur la question, le ministre français de l’Agriculture et de la Pêche, Bruno Le Maire, et ses services n’ont, à ce jour, pas fourni de réponse.
Certains pays comme le Sénégal, l’île Maurice et l’Angola ont refusé en 2006 de reconduire leurs APP avec l’Europe, s’estimant lésés. Dans le cas du Sénégal, la surexploitation des ressources halieutiques par les chalutiers principalement français et espagnols menaçait la sécurité alimentaire du pays, et les dirigeants avaient cédé face à la pression de la population, encouragée par une série de rapports accablants d’ONG (Action aide, Greenpeace, Cape…).

Mais la Commission est tenace : parallèlement à la redéfinition de certains APP, elle pousse à la mise en place d’accords de partenariat ­économique (APE) beaucoup plus larges [^3], visant à libéraliser les échanges avec l’Union. Ils comportent notamment un volet pêche, considéré par beaucoup d’observateurs comme « pire » que les APP anciens ou actuels. Que l’Union tente notamment d’imposer au Sénégal !
En cours de négociation, ces APE visent à l’ouverture réciproque des marchés, et notamment à la suppression progressive des droits de douane. Le maintien d’un accès ininterrompu au marché européen pour les produits de la pêche a été l’une des raisons majeures ayant incité plusieurs pays à parapher des APE intérimaires fin 2007. Les ONG (Attac, notamment, mais aussi des réseaux africains), et même le rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, dénoncent le caractère néfaste des APE. Selon eux, l’UE exerce des pressions sur les pays tiers, argumentant que « l’aide au développement » pourrait diminuer jusqu’à 47 % en cas de refus des APE. Rendu public en 2008, le rapport « Touche pas mon poisson » de l’ONG Action Aide démontre comment ces accords constituent un danger pour le secteur de la pêche dans les pays d’Afrique de l’Ouest, « renforçant la surexploitation du poisson par les bateaux européens », explique un des auteurs, Moussa Faye.

Par ailleurs, depuis plusieurs années, se développe ce que l’on dénomme dans le milieu la « sénégalisation » des navires, en raison d’un phénomène initialement repéré au Sénégal pour son ampleur. C’est-à-dire la multiplication de navires battant pavillon sénégalais mais dont les capitaux et la direction sont essentiellement européens. Si les APE complets sont signés, la libéralisation du secteur de la pêche laisserait toute latitude aux entreprises européennes pour « sénégaliser » leurs flottes. La corruption dans l’achat des licences de pêche, la surexploitation des ressources et l’absence de retombées économiques pour les pays tiers tendraient à devenir systématiques.

[^2]: À l’exception notable de la France, dont le secrétaire d’État à la Coopération, Alain Joyandet, était le seul ministre occidental présent lors de l’investiture en août 2009.

[^3]: Ils prennent la succession de la Convention de Lomé de 1975 et des Accord de Cotonou de 2000.

Écologie
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