Un rêve de palme

Le 63e Festival de Cannes a récompensé
les meilleurs films
de la sélection,
ceux d’Apichatpong Weerasethakul et de Xavier Beauvois en tête.

Christophe Kantcheff  • 27 mai 2010 abonné·es
Un rêve de palme
© PHOTO : GUILLOT/AFP

Il faut donc que le Festival de Cannes se dote d’un président du jury cinéaste et américain pour que la Palme d’or ait des chances d’être aussi excitante ! Après David Cronenberg en 1999, qui avait défrayé la chronique en couronnant Rosetta des frères Dardenne, l’Humanité de Bruno Dumont et les comédiennes de ces deux films, Tim Burton n’a pas hésité à palmer d’or Oncle Boonmee celui qui peut se souvenir de ses vies antérieures du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, dont la « radicalité » , comme disent certains, est de proposer un cinéma formellement singulier, d’une beauté éblouissante, qui arpente des territoires spirituels dont nous ne sommes pas familiers, nous, Occidentaux. Bref, il faut être bien refermé sur soi pour ne pas sentir vibrer dans ce film un univers à nul autre pareil, enchanté, enchanteur, qui tente sans cesse d’élargir les possibilités du cinéma et de ses représentations. Libre à chacun, ensuite, de vouloir ou non y entrer.
Pour reprendre un slogan qui a fait florès chez les altermondialistes : avec Apichatpong Weerasethakul, un autre cinéma est donc possible. C’est aussi cela que le jury a voulu signifier, quand le formatage et l’uniformisation ne cessent de gagner du terrain. Que la plus haute récompense revienne à l’œuvre d’un artiste se situant sur la planète la plus étrangère qui soit à celle qui fait le quotidien du festival, envahi par les marques, les sponsors, la vulgarité télévisuelle, ne peut que réjouir.

Oncle Boonmee… se distingue aussi par son approche de la mort. Là où beaucoup de films présentés montraient des morts violentes, abruptes, souvent absurdes, Weerasethakul donne à voir une civilisation où les individus se mettent en chemin pour disparaître, ne restent pas dans l’impensé de leur mort, et ne sont pas coupés de ceux qui sont partis avant eux. Il choisit la douceur et une certaine ingénuité pour figurer ce qui paraît fantasmagorique ou poétique – le fameux singe aux yeux rouges d’ Oncle Boonmee n’est pas sans rappeler la Bête, même si celle-ci ressemble davantage à un félin, dans la Belle et la Bête de Cocteau –, qui entraîne aussi vers une conception différente de l’existence. Contrairement à ce que pourraient penser les esprits hyperrationalistes, les illusions et les croyances n’y seraient pas plus nombreuses, mais les certitudes et les insensibilités sans doute moins prononcées.

Le Grand Prix décerné à Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, qui met en scène les moines du couvent de Tibhirine en Algérie avant leur enlèvement en 1996, est aussi un très bon choix. Plus consensuel que le précédent, mais saluant une œuvre à risques qui évite à peu près tous les pièges. On pouvait craindre un film prêchi-­prêcheur, bondieusard, héroïsant ses personnages, aussi bien qu’unilatéral sur la question de l’islamisme. Rien de cela. Il faut entendre le titre tel qu’il est. Ces moines, interprétés par des comédiens impeccables (Lambert Wilson, Michael Lonsdale…), sont effectivement montrés comme « des hommes » , avec leurs doutes, leurs émotions, leur peur et leur courage. Et s’ils rendent grâce à leur « dieu », notamment à travers de magnifiques chants cisterciens, ils accueillent, ­soignent et soutiennent les habitants alentour qui en prient un autre.

Rien qu’avec ces deux films-là, Tim Burton et ses jurés avaient largement rempli leur contrat. Ils n’ont pourtant (presque) pas faibli dans l’attribution des autres prix. Si, pour l’interprétation masculine, les choix de Javier Bardem, dans Biutiful d’Inarritu, sans aucune surprise, et d’Elio Germano, dans la Nostra Vita de Daniele Luchetti, qui le doit sans doute à la présence de deux jurés italiens, laissent plutôt indifférent, celui de Juliette Binoche pour son rôle dans Copie conforme d’Abbas Kiarostami paraît tout à fait mérité. Lors de la remise de son prix, la comédienne, beaucoup trop longue sur son propre cas, a su dire les mots justes à propos du cinéaste iranien Jafar Panahi, em­prisonné dans son pays depuis le 1er mars, finalement libéré le 24 mai. Devenu un emblème de la résistance aux yeux des dirigeants iraniens, il a été soutenu par une campagne internationale de protestation qui s’est amplifiée grâce à Cannes, où il devait faire partie du jury.

Le prix de la mise en scène décerné à Tournée, de Mathieu Amalric, lui aussi fait plaisir. On a beaucoup glosé sur l’absence du cinéma américain en compétition (n’y figurait que Fair Game de Doug Liman, bien pâlot). Tournée en est presque la moitié d’un, avec Cassavetes pour influence revendiquée, le physique de souteneur à la Ferrara que s’est fait le réalisateur-comédien, et surtout les strip-teaseuses venues des États-Unis qui forment la troupe de joyeuses drilles se donnant en spectacle dans quelques villes de province françaises. Effrontées, épanouies dans leurs corps généreux, solidaires, elles dispensent une énergie incroyable à ce film virevoltant qui atteste que Mathieu Amalric, pour son quatrième opus en tant que cinéaste, a passé la vitesse supérieure.
Poetry , du Coréen Lee Chang-dong, qui passait pour favori, aurait fait une petite Palme d’or, alors qu’il est à son rang avec le prix du scénario. Tandis que Mahamat-Saleh Haroun repart de Cannes avec le prix du jury pour Un homme qui crie . Un film sur la rivalité père-fils et la responsabilité des aînés sur fond de guerre civile qui peine à trouver son souffle. Un film d’Afrique noire n’avait pas participé à la compétition officielle depuis très longtemps, et c’était une première fois pour un Tchadien : le jury en a sans doute tenu compte.

Dire que le palmarès sauve cette 63e édition n’est pas exagéré. Un palmarès pas si difficile à établir, du moment que les critères cinématographiques ­priment. Car pour le reste, mis à part Another Year, de Mike Leigh, très surestimé par la presse française, mais doté tout de même de qualités, la compétition a décliné son lot d’œuvres sans vie et/ou ivres d’elles-mêmes. Biutiful d’Alejandro Gonzalez Inarritu, la Princesse de Montpensier de Bertrand Tavernier, la Nostra Vita de Daniele Luchetti, Un garçon fragile , du Hongrois Kornel Mundruczo, Chongqing Blues du Chinois Wang Xiaoshuai, Soleil trompeur 2 du Russe Nikita Mikhalkov font partie de celles-là. De bons auteurs ont connu un moment de flottement : Ken Loach, avec Route Irish, ou Takeshi Kitano, avec le très vain Outrage.

Plusieurs raisons à cela : la crise financière, qui ralentit la production des films, le mauvais timing de certaines œuvres espérées mais non achevées (Terrence Malick), ainsi qu’un jeu peut-être pas toujours pertinent entre les sélections. Ainsi, Ha Ha Ha , du Coréen Hong Sangsoo, aurait eu sa place dans la compétition. Il était présenté dans Un certain regard (où il a raflé le prix), de même que Rebecca H. de l’Américain Lodge Kerrigan, ainsi que deux des plus beaux films de cette édition, Film Socialisme de Jean-Luc Godard, et l’Étrange Affaire Angélica, de Manoel de Oliveira. Mais il est vrai que les deux maîtres ne souhaitaient pas concourir pour la palme.

La morosité ne fut pourtant pas partout de rigueur. Avec une programmation de qualité, dont la notoriété s’est encore accrue, l’Acid à Cannes a tiré son épingle du jeu. Il y a une justice.

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