Ah ! si nous étions à Moscou…

Alain Françon propose une mise en scène
un peu alanguie des « Trois sœurs » de Tchekhov, mais l’interprétation est formidable.

Gilles Costaz  • 3 juin 2010 abonné·es

Ayant laissé sa place de directeur du théâtre de la Colline à Stéphane Braunschweig, Alain Françon a repris – comme tant ­d’autres metteurs en scène – sa vie de chevalier errant du théâtre. Le voilà qui revient à Tchekhov, un an après une Cerisaie qui lui valut un Molière mais n’était pas d’une rude originalité. Pour la Comédie-Française, il met en scène l es Trois Sœurs , avec toujours l’idée – assez paradoxale chez ce serviteur des styles modernes – de se souvenir du temps de la création des pièces et de la manière dont elles avaient été montées à Moscou par Stanislavski, au début du siècle. C’est assez curieux de voir celui qui fit connaître l’éprouvante dureté du théâtre d’Edward Bond et donna naguère une vision assez coupante de Tchekhov passer à cette manière fondée sur le regret d’un temps révolu. À voir la Cerisaie , on pouvait se demander si Françon n’était pas une sorte de Jean-Luc Godard qui, les années passant, se serait mis à ­filmer comme Autant-Lara. Face aux Trois Sœurs , il évite mieux l’académisme sans signer l’un de ses spectacles les plus maîtrisés.

La pièce est célèbre. Trois sœurs vivent ensemble dans une maison en province. Elles ne rêvent que d’aller à Moscou, pour échapper à l’ennui de cette vie sans faste. Elles ont quand même le bonheur de recevoir les officiers de la troupe en garnison dans la ville. Des amitiés et des attirances amoureuses se nouent. Quelques années passent. Un jour, les militaires partent. Les sœurs font face à leur solitude et à l’autoritarisme d’une belle-sœur qui ne les aime pas plus qu’elle ne respecte la vieille domestique – elle la jettera dehors, malgré des décennies d’humbles services…
Françon, son scénographe, Jacques Gabel, et son créateur de costumes, Patrice Cauchetier, n’ont pas assez vu qu’à la Comédie-Française il faut parfois se méfier du trop de moyens qu’on vous propose. C’est ainsi que le deuxième acte, à force d’être chargé et décoratif, n’avance pas, et que le troisième, à peine éclairé, relève d’un esthétisme clair-obscur que le public un peu éloigné ne peut partager. Si l’on se souvient des mises en scènes tchékhoviennes de Jean-Claude Fall et d’Éric Lacascade, on pourra trouver ce spectacle trop lent et trop fier de la riche beauté de ses costumes et des variations de climat.

En même temps, faut-il se plaindre que la mariée est trop belle ? Si le rythme languit, il y a aussi des raisons de s’émerveiller. L’interprétation est, majoritairement, formidable. Le trio des sœurs est défendu avec maestria par une actrice magistrale qu’on ne voit pas assez, Elsa Lepoivre, une nouvelle venue déjà aguerrie, Georgia Scalliet, et l’excellente Florence Viala. Avec elles, Coraly Zahonero, explosive dans le rôle de la belle-sœur sans douceur, et une série d’individualités que Françon fait souvent jouer sur des registres qui ne sont pas leurs tonalités habituelles : Éric Ruf en officier au caractère ­impos­sible, Michel Vuillermoz, étrange sous la cuirasse de la ganache, Gilles David, très drôle en mari qui se voile les yeux, Bruno Raffaelli, qui sort avec sensibilité de ses habituels emplois de matamore, Laurent Stocker, Guillaume Gallienne… On a vu pire !

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