Bisphénol A : ils savaient !
dans l’hebdo N° 1107 Acheter ce numéro
Les bébés français vont devoir faire preuve de perspicacité précoce : entre le biberon et le sein maternel, il va falloir choisir. La commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale a voté en effet jeudi 10 juin l’interdiction des biberons au bisphénol A (BPA), reconnue comme une substance toxique pour les nourrissons. Roselyne Bachelot et l’Agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation (AFSSA) disaient encore le contraire il y a un an. Décision positive mais, dans le même temps, la commission rejette la proposition du député PS Gérard Bapt d’interdire le BPA dans les contenants alimentaires. Or, selon l’Afssa elle-même, le BPA est présent dans le lait maternel à une concentration dix fois plus élevée que dans les biberons ! Source de la contamination du lait maternel : principalement les boîtes de conserve et les canettes de boisson, comme l’analyse Que choisir. Mais le nourrisson n’est pas le seul en danger. La quasi-totalité des études chez l’animal montrent que l’exposition pendant la grossesse a aussi des effets sur la santé du futur adulte – et, pour certaines, même des impacts sur les générations futures.
Tout cela nous rappelle furieusement l’affaire du Distilbène (DES), ce médicament très proche du BPA utilisé dans les années 1950 à 1970. Deux molécules à l’histoire très proche. Dans les années 1930, l’industrie pharmaceutique, qui cherchait une hormone de synthèse, avait sélectionné à la fois le DES et le BPA. Le BPA fut finalement recalé, mais retenu pour élaborer une matière plastique, le polycarbonate. On connaissait donc l’activité hormonale du BPA, ce qui n’a pas empêché de le mettre en circulation dans des plastiques à usage alimentaire, dont les fameux biberons, mais aussi, depuis les années 1970, dans des revêtements intérieurs de boîtes de conserve. Résultat : la quasi-totalité de la population est imprégnée par le BPA (93 % des Américains), et l’expérimentation animale montre qu’il induit cancers du sein et de la prostate, diabète de type 2 et obésité, atteintes de la reproduction, troubles du comportement…
Malgré l’évidence scientifique croissante, des agences comme l’Afssa ou ses équivalents européen (Aesa) et américain (FDA) ont continué d’affirmer que le BPA ne présentait aucun risque. L’astuce consistait à ne retenir qu’une poignée d’études (coïncidence troublante, fournies par l’industrie chimique) et de disqualifier les autres au motif de « faiblesses méthodologiques ».
Première brèche dans le dispositif : la décision du Canada d’interdire le BPA dans les biberons en octobre 2008. En avril 2010, l’Inserm publie enfin un premier rapport sur la toxicité du BPA pour la reproduction : un camouflet cinglant pour les agences, basé sur l’ensemble de la littérature scientifique et non sur la seule poignée d’études de l’industrie. Il reconnaît aussi que la période de la gestation est critique et que les expositions à des doses très inférieures à l’actuelle dose journalière admissible (DJA) induisent des effets chez l’animal, pouvant se manifester sur plusieurs générations.
Les députés peuvent donc difficilement dire qu’ils ne savaient pas. D’autres pays ont pris la décision qui s’impose. L’État américain du Connecticut a voté en mai 2009 une interdiction dans les contenants alimentaires. Les produits de substitution existent en effet, depuis une décennie au moins. D’autres États américains comptent suivre, mais aussi le Danemark ou le Costa Rica. Rien ne s’y oppose donc aujourd’hui, si ce n’est la préférence donnée au lobbying de l’industrie chimique sur la santé publique.
Le vote des députés est attendu jeudi 17 juin. De leur décision dépend leur crédibilité politique. Il restera ensuite à s’interroger sur la déficience d’un système sanitaire qui a laissé se développer sans réagir une contamination aussi généralisée de la population. Il y a urgence, alors que fusionnent l’Afssa et l’agence en charge de l’environnement et du travail (Afsset). Et qu’un mouvement remet en cause le principe de précaution : l’exemple du BPA en montre la nécessité, pour appliquer le besoin d’agences indépendantes des lobbies et gouvernées par un code de déontologie indiscutable.