Cambalache

François Gèze  • 10 juin 2010 abonné·es

«Quelle place sommes-nous prêts à faire à l’islam ? Le fait que les racines judéo-chrétiennes de l’Europe ne soient pas mentionnées dans la Constitution européenne est symptomatique. Une erreur dommageable. Nous avons
du mal à affronter cette question en face. L’Europe de demain se fera en reconnaissant nos racines et en faisant
la place aux musulmans qui vivent avec nous. Mais pas à n’importe quel prix. »
Qui a prononcé ces fortes paroles ? Un excité xénophobe hollandais ?
Un opus déiste espagnol ? Un sarkozyste bon teint ? Perdu ! Il s’agit du député-maire communiste de Vénissieux,
André Gerin, dans une interview à Famille chrétienne le 10 mai dernier (merci au passage à l’excellent site Article 11 d’avoir signalé ce morceau d’anthologie).

André Gerin ? Mais oui, celui-là même
qui a lancé en juin 2009 la campagne pour l’interdiction de la « burqa »
– avec le succès sarkozyen que l’on sait –, s’entendant sur ce point comme larrons en foire avec Éric Raoult, le député UMP de Seine-Saint-Denis ( le Monde , 24 janvier 2010), autre croisé de l’islamophobie. Et le même qui avait publié en 2004 un « essai tonique » vaillamment intitulé Et si le capitalisme avait fait son temps ? Utopistes, debout !
Et pourquoi, dira-t-on, évoquer
ce personnage apparemment exotique ? Précisément parce qu’il ne l’est pas tant que ça. Avec bien d’autres, il est en effet révélateur d’un air du temps
fort énervant, qui dure depuis
trop longtemps. Un air du temps
qui permet aux politiques et aux « intellectuels » de s’afficher impunément à la fois communistes et xénophobes, humanistes et racistes, universalistes et islamophobes, socialistes et capitalistes. Les variantes sont infinies, et les candidats au grand prix de la confusion mentale
et morale se bousculent, qui l’emportent souvent largement sur le modeste André Gerin. Inutile de citer d’autres noms,
une encyclopédie n’y suffirait pas…

Encore que… Je ne résiste pas à citer
le morceau de bravoure que constitue
à cet égard un récent numéro du Nouvel Observateur , dont la une était consacrée le 20 mai au « pouvoir intellectuel ».
Dans son éditorial, le patriarche omniscient Jean Daniel prétendait « mettre un peu d’ordre et de simplicité dans les débats qui tournent autour
de l’existence, du rôle et de l’avenir
des intellectuels ».
Et, dans ce but, il se fendait d’un dithyrambe – évidemment justifié – sur les engagements
de l’historien Pierre Vidal-Naquet (disparu en 2006), « un saint », « qui demeure encore, pour moi, un modèle », et dont « il suffit de citer [le] nom pour stopper le cours du désenchantement » . Invocation aussi saugrenue
que choquante, puisqu’elle ne stoppait
en rien le désenchantement qui saisissait le lecteur de ce numéro au vu d’un absurde papier de trois pages consacré
au choc de titans de deux grands « intellectuels » : « Et Onfray détrôna BHL » (à propos du succès de l’inénarrable factum anti-Freud
du premier, le Crépuscule d’une idole ) ; ou à la lecture, cinq pages plus loin,
d’une critique complaisante du livre
du mathématicien scientiste
et climatosceptique Benoît Rittaud ( le Mythe climatique ), sous la plume
d’un autre grand « intellectuel »,
Pascal Bruckner, qu’on ne savait pas aussi expert sur la question.
Rien à voir, m’objectera-t-on, entre l’enthousiasme islamophobe d’un député « communiste » fourrier du sarkozysme
et l’invocation de « PVN » pour légitimer dans un grand hebdomadaire
« de gauche » la publication de quelques creux papiers célébrant nos intellectuels médiatiques. Eh bien si, justement.
Dans ces deux cas, comme dans tant d’autres, la même confusion est à l’œuvre. C’est celle que pointait déjà, dans l’Argentine quasi dictatoriale de 1935, l’inoubliable tango d’Enrique Discepolo « Cambalache » (« le Bazar »),
qui dénonçait le « todo es igual, nada es mejor » de l’époque : « Aujourd’hui,
ça revient au même/D’être loyal ou traître/Ignorant, savant, voleur/Généreux ou escroc/Tout est pareil, rien n’est mieux/Un âne vaut un grand professeur/
Il n’y a ni sanction ni récompense/L’immoralité nous a rattrapés. »

Le texte de ce tango, je l’ai accroché
au-dessus de mon bureau en 1983,
au moment du « tournant réaliste »
des socialistes et des reniements assumés des ex-soixante-huitards médiatiques :
il désignait à mes yeux ce qu’il fallait combattre et qui guiderait donc mon travail d’éditeur. Je pensais qu’on en avait au moins pour dix ans de « reconstruction ». Je me suis trompé : presque trente ans plus tard, « Cambalache » est toujours dans mon bureau… Le combat contre le « todo es igual, nada es mejor » est plus que jamais à l’ordre du jour. Car c’est cette confusion des valeurs qui a permis hier
le démantèlement insidieux des services publics par les « socialistes » (au nom
de l’« efficacité du marché »), comme elle permet aujourd’hui l’extension quotidienne du racisme d’État sarkozyen (au nom de l’« identité française »).

Alors, contre la confusion, quelles valeurs ? La rigueur intellectuelle qui fut toujours celle de Vidal-Naquet.
La révolte devant l’inacceptable qui anime les militants de RESF pour la cause des sans-papiers. La conviction
des Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui du plateau des Glières,
qui ont eu l’idée magnifique de me proposer la réédition du programme
du Conseil national de la Résistance, les Jours heureux. Voilà l’espoir, pour
en finir un jour avec le cambalache.

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