Penser la racialisation

Didier Fassin a dirigé une longue enquête sur les « nouvelles frontières
de la société française ».
Un ouvrage en ressort, dressant le portrait d’un pays qui se découvre multiple.

Pauline Graulle  • 3 juin 2010 abonné·es
Penser la racialisation
© Les Nouvelles Frontières de la société française, Didier Fassin (dir.), La Découverte, 598 p., 28 euros. PHOTO : VERDY/AFP

Politis : Les Nouvelles Frontières de la société française, qui rassemble plus d’une vingtaine de contributions de chercheurs [^2], est le résultat d’une enquête de quatre ans menée dans le cadre d’un programme de recherche sur les questions de l’immigration et de la racialisation, de la xénophobie et du racisme. Pourquoi avoir lancé ce programme ?

Didier Fassin I On reproche souvent aux sciences sociales de produire des travaux décalés, notamment dans le temps, par rapport aux préoccupations de la société. Dans le cas de ce programme, on peut dire au contraire que, tout en respectant la temporalité habituelle de la recherche, nous avons en quelque sorte anticipé les transformations profondes de la France. Lorsque nous avons entrepris cette aventure collective, certains nous ont accusés de plaquer des analyses venues d’ailleurs et de ne pas prendre en compte la singularité française. Or, nous avons débuté nos recherches au moment des émeutes de l’automne 2005, que nos responsables politiques ont interprétées comme la conséquence à la fois d’une immigration non contrôlée et de discriminations non combattues. Et, ironie de l’histoire, notre livre paraît au moment du débat sur l’identité nationale lancé par le gouvernement, qui repose à la fois sur une vision nativiste de la nation et sur une stigmatisation des étrangers… On voit donc à quel point notre programme est contemporain, au sens fort, des évolutions de notre société et de ses enjeux politiques !

Vous établissez deux catégories de frontières : les frontières « externes » et « internes »
à la société. Que recouvre cette différence ?

La langue anglaise distingue borders, qui désigne les frontières du pays, ou d’ensembles supranationaux comme l’Union européenne, celles que franchissent les immigrés ; et boundaries, qui caractérise les limites entre des groupes sociaux définis en termes d’origine, de couleur, de culture, de religion, mais aussi de classe sociale et de sexe. Si l’on considère l’évolution récente de la société française et, dans une large mesure, des sociétés européennes, on remarque une convergence et une superposition des frontières extérieures et intérieures. Par exemple, l’immigration est surtout présentée comme un problème quand il s’agit de personnes venues du continent africain. À l’inverse, les difficultés sociales qui concernent les populations françaises appartenant à des « minorités » sont immédiatement rabattues sur des questions de flux migratoires. On pourrait donc dire qu’on assiste à une racialisation de la question immigrée en France. Ce que j’appelle « l’altérité nationale » , c’est cette construction d’une différence à l’intérieur de la nation en fonction de la couleur, de la culture ou de la religion, l’islam devenant de manière obsessionnelle le nouveau marqueur des différences, pour une large part imaginaires, au sein de notre société.

Vous datez l’apparition de ces « nouvelles frontières » en France des années 1990. Mais la racialisation des rapports sociaux est-elle vraiment un phénomène nouveau ?

Certainement pas, en effet. Ce qui est nouveau, c’est qu’on en prend conscience et qu’on en parle publiquement. Soit pour accentuer les différences au sein de notre société, surtout en les naturalisant, c’est-à-dire en les rattachant à des traits physiques ou même biologiques, dans le cas des tests ADN. Soit, au contraire, pour combattre la racialisation : c’est notamment la « découverte » de la discrimination raciale à la fin des années 1990 – rappelons que cela ne fait guère plus de dix ans qu’on en parle en France… Bien entendu, ces phénomènes existaient auparavant, et souvent de manière plus brutale : que l’on pense à la France des territoires coloniaux ou à la France des bidonvilles et des ratonnades. Mais deux choses majeures ont changé. La première est sociodémographique : les personnes racialisées ou discriminées ne sont plus, pour l’essentiel, des colonisés ou des étrangers, mais des Français nés en France, qui demandent donc à être traités selon le principe républicain d’égalité. La seconde évolution est sociopolitique : la question fait débat, des associations luttent contre la discrimination et défendent les droits des étrangers, et des directives, des jurisprudences européennes s’imposent au gouvernement dans ces domaines. Même des chercheurs se penchent sur ces problèmes pour mieux les comprendre.

L’appréhension d’une société française « racialisée » serait donc une bonne chose, ne serait-ce que pour lutter contre les discriminations…

Si votre question est « quel bénéfice y a-t-il à penser les gens en termes de races différentes ? », ma réponse est sans ambiguïté : aucun. Il s’agit là d’une dérive dangereuse qu’on pensait enterrée après les heures sombres de la première moitié du XXe siècle. Si en revanche, vous vous demandez « quel bénéfice y a-t-il à rendre compte des réalités françaises (ou autres) en intégrant la façon dont des rapports sociaux sont vécus par beaucoup en termes raciaux ? », alors ma réponse est tout aussi nette : c’est un travail nécessaire, que la société doit faire sur elle-même. Ce n’est pas le chercheur qui crée la discrimination raciale en la nommant. Bien au contraire, en la rendant visible alors que beaucoup cherchent à la nier ou à la minimiser, il donne des armes au juriste, au responsable politique, aux membres d’associations pour la combattre. Penser en termes de « races » me semble donc une régression, mais décrire, analyser et s’efforcer de comprendre les phénomènes de racialisation me semble une priorité pour les sciences sociales et un impératif démocratique.

Que penser, dans ce contexte,
du débat qui a entouré la mise
en place de statistiques ethniques en France ?

Si on laisse de côté les dérapages langagiers et les simplifications idéologiques qui ont parfois rabaissé le débat, l’affrontement entre les tenants de ces statistiques et leurs opposants porte sur les « avantages » et « inconvénients » de la racialisation. Pour les uns, il faut non seulement nommer, mais mesurer afin d’avoir des instruments de connaissance et d’évaluation de ces phénomènes, de discrimination notamment. Pour les autres, la mise en place de ces statistiques ethniques risquerait d’entériner la réalité des catégories raciales. Les deux arguments sont respectables. Personnellement, je crois toutefois qu’il faut se doter d’outils pour étudier la manière dont les gens se définissent et définissent les autres, dont ils traitent les autres et sont eux-mêmes traités. Mais il faut le faire en respectant certaines précautions : laisser aux personnes le choix de leurs catégories et de leurs mots plutôt que d’imposer des classifications ; réserver ces questions à des enquêtes spécifiques chargées de mesurer ces faits et donc ne pas les banaliser dans les recensements ; enfin, il faut associer à ces variables d’autres variables permettant de les relier à d’autres dimensions de la situation des individus, et notamment socio-économiques.

Justement, n’y a-t-il pas un risque que l’appréhension d’une société par ses rapports de « races » ne vienne reléguer au second plan la question des rapports de « classes » ?

Assurément. C’est même presque une loi sociologique : lorsque les inégalités verticales se creusent (les classes sociales), les convergences horizontales se développent, et on voit émerger avec force un « imaginaire national ». Au moment où les disparités socio-économiques s’accentuent en France, et se traduisent par des inégalités dans les domaines de l’école, du travail et de la santé parmi les plus élevées d’Europe, on comprend mieux l’intérêt du gouvernement actuel à inventer de l’identité nationale et à produire de l’altérité au sein de la société.

[^2]: Sociologues, anthropologues, historiens, politistes, juristes, psychiatre et psychanalyste.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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