Sous-traitance ? Non, maltraitance
La vague de suicides dans une usine du constructeur électronique Foxconn, à Shenzen, révèle
les conditions de travail sans limites des fournisseurs des multinationales.
dans l’hebdo N° 1106 Acheter ce numéro
La vague de suicides chez Foxconn Technology, à Shenzen, en Chine, emblématique de la sous-traitance low cost, a provoqué un tollé de centaines d’ONG internationales, qui dénoncent depuis plusieurs années les réalités cachées de la mondialisation libérale. En revanche, la tragédie n’a pas suscité un mot de compassion de la part de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) lors de la présentation, le 2 juin, d’un rapport de politiques commerciales sur la Chine. La Confédération syndicale internationale (CSI) avait pourtant publié dès le 10 mai un édifiant rapport sur les normes fondamentales de travail en Chine. En résumé, le document pointe l’absence du droit de grève, les discriminations, le fait que les enfants sont employés « dans les pires formes de travail » et un travail forcé « répandu dans les entreprises commerciales ». Il note aussi une « augmentation des actions collectives et des conflits du travail » , que l’OMC, fer de lance des multinationales, s’est bien gardée de mentionner.
Foxconn, propriété du milliardaire Terry Gou, est symptomatique de ces tensions économiques dans les « usines de la planète ». Le richissime PDG du premier sous-traitant d’Apple, de Nokia, de Dell, de Sony et d’autres a promis une « augmentation » du salaire de ses ouvriers. Mais il ne s’agit en fait que d’un rattrapage, déjà annoncé il y a plusieurs semaines. Surtout, Terry Gou « a refusé de reconnaître que les heures supplémentaires excessives et le style de gestion disciplinaire » ont un lien avec les suicides, ont dénoncé dans une déclaration conjointe GoodElectronics et MakeITfair, deux coordinations d’ONG internationales, installées à Amsterdam, qui ont organisé une « journée mondiale du souvenir des victimes de Foxconn » le 8 juin. Le riche homme d’affaires a de plus affirmé que les travailleurs se suicidaient « pour que les familles des victimes empochent les indemnités prévues par la compagnie », s’indignent GoodElectronics et MakeITfair.
« La société Foxconn se trouve au cœur du modèle d’exportation “made in China” » , décrit la CSI. La tragédie survenue dans l’usine de Shenzen « est attribuable à la dureté des pratiques de gestion de l’entreprise taïwanaise et à la situation extrêmement vulnérable des jeunes travailleurs migrants en Chine, qui se trouvent engoncés dans le modèle d’exportation chinois axé sur une compétitivité-coût effrénée » . En cinq mois, onze salariés du fournisseur des plus grandes multinationales technologiques de la planète ont mis fin à leurs jours. Et un douzième est mort récemment d’épuisement après avoir travaillé sans interruption pendant trente-quatre heures, a relaté la Sacom, une organisation regroupant à Hong-Kong des étudiants et des universitaires contre la mauvaise conduite des entreprises. L’ONG s’en prend aussi aux multinationales américaines, notamment Apple, dont le PDG, Steve Jobs, « a défendu Foxconn et a déclaré que le fournisseur d’Apple n’est pas un atelier de misère. Il a en outre fait remarquer que le taux de suicide n’était pas élevé… »
Mais Foxconn n’est pas le premier sous-traitant à être montré du doigt. En avril, le National Labor Committee, ONG américaine de défense des droits fondamentaux des travailleurs dans l’économie mondiale, publiait un rapport accusant le géant informatique Microsoft d’utiliser les services de l’usine Kye, dans le Guangdong (sud de la Chine), exploitant des adolescents. Dans cette usine, « plusieurs centaines d’étudiants stagiaires de 16 et 17 ans travaillent par vacation de quinze heures, six ou sept jours par semaine, et fabriquent des webcams, souris et autres périphériques » pour 52 cents par jour, privés de leur « liberté de mouvement » . En janvier, 2 000 salariés de Wintek Corp, un autre sous-traitant d’Apple (produisant des écrans tactiles pour l’iPhone), ont violemment protesté après la mort de quatre travailleurs qui auraient été exposés aux vapeurs d’hexane, un solvant très puissant employé pour nettoyer la surface des écrans.
Les enquêtes de la Sacom et du China Labor Watch, deux organisations partenaires de Peuples solidaires en France, ont aussi montré les conditions de travail dans d’autres secteurs de l’économie, notamment dans les usines sous-traitantes de Disney. Les résultats de ce travail de terrain sont sans appel : dans quatre usines, les violations des droits des ouvriers sont légion, et l’exploitation est la règle, résume Peuples solidaires.
Depuis plusieurs années, les ONG de défense des droits sociaux dénoncent les scandales sociaux éclaboussant les multinationales des pays riches. Récemment, une enquête du China Labor Watch épinglait quatre fournisseurs du français Carrefour, géant mondial de la distribution, dont le fabricant de jouets Lanyu, à Dongguan (sud de la Chine), « fait dormir ses travailleurs dans des dortoirs infestés d’insectes » , « ne leur accorde que deux journées de repos par mois » et, « selon des témoignages, emploierait des mineurs de moins de 16 ans » . Une enquête que le groupe Carrefour n’a pas souhaité commenter, mais qu’il conteste. Le rapport d’enquête Cash! Pratiques d’approvisionnement de la grande distribution et conditions de travail dans l’industrie de l’habillement de la Clean Clothes Campaign attaque cependant les pratiques d’achat irresponsables des distributeurs, dont Carrefour, pourtant tous engagés par leurs codes de conduite.
« La recherche d’optimisation à tout prix des délais et des coûts de production alimente la course au moins-disant social, conduisant à la précarisation de millions d’ouvriers, majoritairement des femmes, du secteur de l’habillement à travers le monde », constate amèrement cette organisation.
Même si les autorités chinoises ont autorisé un relèvement du salaire minimum de 20 % après plusieurs conflits sociaux, la rémunération du travail en Chine a chuté par rapport à la richesse produite depuis le lancement des réformes économiques et la spectaculaire croissance économique. Elle représentait 56,5 % du produit intérieur brut en 1983, mais 36,7 % en 2005, affirme un responsable syndical. Cette chute est la conséquence d’une série d’accords internationaux, établis depuis 1995 dans le cadre de l’OMC, où la déréglementation est toujours la règle. Elle a permis aux multinationales des pays riches de dissocier le lieu de production du lieu de vente, en délocalisant les usines en Chine pour vendre les produits en Amérique du Nord ou en Europe, là où se trouvent les consommateurs et le pouvoir d’achat.
« Les sociétés transnationales se promènent dans le monde pour trouver les travailleurs les moins chers et les plus vulnérables. Les gens qui assemblent nos jeans et montent nos consoles de jeux sont essentiellement des jeunes femmes en Amérique centrale, au Mexique, au Bangladesh, en Chine et dans d’autres pays pauvres, beaucoup travaillent de douze à quatorze heures par jour pour quelques centimes de l’heure » , constate le National Labor Watch, ONG américaine de défense des droits fondamentaux des travailleurs dans l’économie mondiale.
« L’État capitule face au poids des grands acteurs privés, pour qui les travailleurs sont souvent des outils interchangeables au gré des exigences des actionnaires » , analyse Jérôme Chaplier, directeur politique d’Oxfam-Magasins du monde en Belgique, qui ajoute : « Afin de redonner de la dignité aux travailleurs et travailleuses du Nord et du Sud, il est temps que le politique réaffirme sa suprématie sur l’économique et pose des règles porteuses d’un bien commun à l’échelle mondiale. » Reste à mettre au pas les multinationales et l’OMC, qui se nourrissent du miracle économique chinois…