À qui profite la dette publique ?
dans l’hebdo N° 1110 Acheter ce numéro
Georges Pébereau, l’un des «parrains» de la banque française, décrivait
il y a quelques années, dans un rapport demandé par le gouvernement, une France étouffée par la dette publique, sacrifiant ses générations futures en s’adonnant à des?dépenses sociales inconsidérées. L’État s’endettant comme un père de famille alcoolique qui boit au-dessus de ses moyens : telle est la vision ordinaire des éditorialistes, qui leur fait soutenir la réforme des retraites.
Il s’agit pourtant d’une faribole. La hausse des déficits et des ratios de dette publique en Europe au cours des trente dernières années ne résulte pas d’une dérive coupable des dépenses publiques, qui sont restées globalement stables en proportion du PIB (avec, en France, une hausse des dépenses d’assurance-maladie et de retraites, et une baisse des dépenses de l’État central).
D’où vient donc la montée de l’endettement ? À court terme, la réponse est simple : des déficits créés par la crise financière. Emprunter pour financer un déficit de 8 % du PIB (chiffre français de 2009) alourdit immédiatement d’autant le ratio de dette publique. L’explosion récente du déficit des retraites et de l’assurance-maladie n’a rien à voir avec la démographie : il est uniquement dû à la baisse des rentrées de cotisations sociales provoquée par le chômage.
Second facteur, la charge de la dette elle-même. C’est l’effet boule de neige : lors des récessions du début des décennies 1980 et 1990, les taux d’intérêt restés très élevés ont alourdi les intérêts dus, qui se sont ajoutés à l’endettement.
Ce mécanisme pèse aujourd’hui lourdement sur les dettes grecque et espagnole,
et pourrait se généraliser demain en Europe si les rentiers exigeaient partout
une hausse des taux d’intérêt sur les obligations d’État.
Dernier facteur : l’effritement des recettes publiques provenant de la contre-révolution fiscale menée partout depuis vingt-cinq ans. Le dogme voulait que la baisse des impôts stimule la croissance et accroisse in fine les recettes publiques. Les États européens ont donc exonéré et diminué tous les impôts et cotisations, surtout ceux qui pesaient sur les entreprises et les rentiers. La croissance économique n’a pas décollé, mais les inégalités sociales et les déficits publics, oui.
Plus pervers encore : ces politiques de déficit organisé ont obligé les États à s’endetter auprès des ménages aisés. Car, depuis Maastricht, les Banques centrales ont interdiction de financer directement les États, qui doivent trouver des prêteurs sur les marchés financiers. C’est ce qu’on pourrait appeler « l’effet jackpot » : avec l’argent économisé sur leurs impôts, les riches ont pu acquérir les titres (porteurs d’intérêts) de la dette publique émise pour financer les déficits provoqués par les réductions d’impôts. Tour de force d’autant plus brillant que les Pébereau, Minc et autres Godet ont su occulter ce mécanisme pour faire porter le chapeau de la dette aux fonctionnaires, aux retraités et aux RMIstes…
L’accroissement de la dette publique en Europe n’est donc pas le résultat de politiques sociales dispendieuses, mais le résultat d’une politique de classe : les dizaines de milliards d’euros d’intérêts de la dette (en France 40 milliards d’euros, soit de quoi payer 1 million de fonctionnaires pendant un an !) vont en grande partie aux ménages les plus aisés, qui concentrent la plus grande part de l’épargne financière…
Les gouvernements et le FMI ont maintenant décidé de réduire la dette en sabrant les dépenses publiques partout en Europe. Politique de Gribouille, qui va enfoncer le continent dans la dépression et aggraver les déficits publics, comme lors des années 1930. L’heure est bien plutôt à un accroissement massif de la fiscalité sur le capital et les très hauts revenus, vers un « revenu maximum admissible » européen, symétrique d’un salaire minimum européen. Les États doivent se libérer de l’emprise des marchés financiers en empruntant directement à la Banque centrale européenne. Ce changement de cap permettra d’alléger considérablement la charge de la dette et de financer les besoins sociaux et écologiques aujourd’hui sacrifiés sur l’autel des marchés.