Altermondialisme : des mouvements au ralenti
Le Forum social européen d’Istanbul a tenté d’apporter des réponses à la crise européenne. Mais l’étape turque a faiblement mobilisé, et le rassemblement s’interroge sur son avenir.
dans l’hebdo N° 1110 Acheter ce numéro
L’avenue Istiklal, un kilomètre pour piétons, charrie de jour comme de nuit un fleuve continu de badauds. Une jeunesse hip-hop y côtoie des femmes voilées, les restaurants sont bondés. Cœur moderne d’Istanbul, elle trépide sans relâche. Le 1er juillet, sa rumeur a été parasitée une heure durant par un autre flot compact : la manifestation organisée par la Marche mondiale des femmes en prélude à l’ouverture du Forum social européen 2010 (FSE). Slogans pour la paix, la fin des discriminations, la résolution du conflit kurde, etc.
Trois jours plus tard, la manifestation générale organisée par le forum joue aussi des coudes pour s’imposer contre le trafic automobile du boulevard Cumhuriyet. Des syndicats de gauche turcs, italiens, allemands, belges, français, etc., des mouvements sociaux et des associations (Attac, No Vox, Marches européennes, réseaux contre les discriminations sexuelles, pour la paix, etc.), un bloc pro-kurde : environ trois mille personnes. Soit la fréquentation – trois fois moindre qu’espérée – des 250 séminaires, ateliers et assemblées organisés du 1er au 4 juillet sur les campus de Maçka et de Gümüssuyu. Hors des salles, on ne repérera dans la métropole turque qu’une banderole annonçant le FSE, devant le bureau de l’organisation, tenu par des centrales syndicales de gauche turques [[Ainsi, les importants mouvements de précaires
du logement avaient organisé leur propre forum
dans leurs quartiers, souvent excentrés.]].
Les associations populaires ne se sont guère senties concernées, la couverture médiatique est très réduite [^2]. Le forum d’Istanbul restera pour les altermondialistes européens celui de l’alerte rouge.
Fallait-il organiser un FSE en Turquie ? L’idée forte – les frontières de l’altermondialisme européen dépassent celles des Vingt-Sept – a certes tissé des solidarités avec les luttes turques : conflit chez l’ex-cigarettier national Tekel, privatisé, opposition aux grands barrages d’Anatolie, soutien aux populations kurdes… Mais dès qu’il s’agit de s’opposer à la précarisation des emplois, de la stratégie des mouvements pour la « justice climatique » (voir encadré), de défense des services publics, etc., les altermondialistes européens se positionnent spontanément en référence aux politiques menées dans l’Union, qui ne concernent pas les Turcs.
En outre, même à l’échelon européen, les mouvements sociaux concèdent qu’ils ne sont pas en mesure de proposer des alternatives globales. « La crise nous fait aussi boire la tasse, nos mouvements apparaissent fragmentés et en position de faiblesse face aux défis », analyse Alessandra Mecozzi, du mouvement italien Action pour la paix (ECCP). Asbjörn Wahl, de la campagne norvégienne « For velferdsstaten » pour la défense des services publics, est sans concessions : « Soyons francs ! Ni les mouvements syndicaux ni la gauche politique ne sont parvenus à proposer une alternative claire au néolibéralisme. Nous subissons une faiblesse idéologique, stratégique et organisationnelle. »
Pourtant, les pôles de résistance ne manquent pas, conviennent les militants. « Mais le forum n’est plus le lieu de leur expression, ni celui de la construction de convergences, estime Sophie Zafari, du syndicat enseignant français FSU. Notre défi est de lui rendre son utilité stratégique. »
Autre constat : il faut sauver le FSE car il n’existe aucun équivalent susceptible de rassembler largement les mouvements à l’échelle européenne. « Le repli national serait une erreur, ce n’est qu’au niveau européen que nous parviendrons à contrer les politiques néolibérales du continent » , souligne l’Italien Franco Russo, de la Charte pour une autre Europe.
Certes, les débats ont été à la pointe des questions soulevées par la crise – conversion écologique de l’économie, droits des migrants, solidarité Ouest-Est sur le continent, etc. –, mais c’est l’urgence de ne pas apparaître impuissant qui a dominé le forum. « Il faut quitter Istanbul avec des décisions concrètes » , martèle Yannis Almpanis, du mouvement grec Diktio pour les droits politiques et sociaux.
Quelques mouvements, syndicats en tête (Solidaires et FSU pour la France), se sont donc mis en demeure de sauver les apparences. Un appel « destiné à rassembler le plus largement possible » , explique Aurélie Trouvé, coprésidente d’Attac-France, a été présenté lors d’une « assemblée des assemblées » compilant les revendications de réseaux thématiques (éducation, anti-impérialisme, solidarité continentale, travail, crise écologique…). Il les appelle tous à « construire la convergence des luttes » au niveau européen, et leur propose une première mobilisation fin septembre partout en Europe. Décryptage : c’est le rendez-vous donné à ses troupes par la Confédération européenne des syndicats (CES) pour une journée d’action à Bruxelles. Aussi, malgré ses détours rhétoriques, ce texte prend le risque de faire apparaître le forum à la remorque des grandes centrales syndicales, qui dominent la CES. Les réseaux se laisseront-ils séduire par le projet de faire de cette convocation « le point de départ » d’une relance de l’élan altermondialiste du continent ? Le pari est risqué, d’autant que le slogan adopté par la CES (« pas d’austérité, plus de croissance ») hérisse une grande fraction du milieu altermondialiste, sensibilisé par la décroissance.
Le forum n’a pu appeler à une nouvelle rencontre continentale, faute de pays candidat. L’élaboration d’un plan de sauvetage sera abordée à l’automne [[Réunion les 23-24 octobre ou 13-14 novembre
à Paris.]]. On s’est déjà promis à Istanbul de tirer un bilan en profondeur du FSE – éludé après la rencontre de Malmö (2008), déjà en demi-teinte –, pour engager cette « convergence des luttes » qui semble s’être imposée comme un leitmotiv auprès des altermondialistes européens.
[^2]: L’Humanité et Politis, hors médias militants.