Compartiment lenteur
Dans le Transsibérien, quatre jours et cinq nuits sont nécessaires pour parcourir les 5 153 km qui mènent de Moscou à Irkoutsk. Claude-Marie Vadrot a fait le voyage. Récit.
dans l’hebdo N° 1112-1114 Acheter ce numéro
Certains en ont rêvé ou en rêvent encore. D’autres ont rêvé qu’ils l’ont fait et ont raconté magnifiquement leur rêve, comme Blaise Cendrars [^2]. D’autres, enfin, ont eu la chance de s’installer dans l’un des Transsibériens au long cours qui quittent Moscou à la gare de Iaroslav. Deux trains par jour pour Irkoutsk sur les bords du lac Baïkal. Départ après avoir traversé la cohue de la place des Trois-Gares, puisque s’y dressent aussi la plus ancienne des gares russes, celle de Leningrad, et celle de Kazan. Le Transsibérien ne s’attrape pas au vol et mérite que l’on s’installe longtemps à l’avance dans son « kupé » de seconde classe [^3]. Pour préparer ses provisions de route et de rêve, pour faire connaissance avec ses compagnons de voyage et pour apprivoiser la diéjournaïa préposée au thé et aux pirojkis [^4] au bout du wagon.
Commence alors l’apprentissage de la lenteur. Même à bord du « Baïkal express » : quatre jours et cinq nuits pour venir à bout des 5 153 kilomètres qui mènent à la majestueuse station d’Irkoutsk, qui domine le cours de l’Angara. Le train ne va guère plus vite qu’en 1898, le 16 août, quand le premier convoi arriva sur les bords du Baïkal. Il ne transportait pas de voyageurs, dont le tsar Nicolas II, pas plus que son prédécesseur Alexandre III, se souciait peu : il acheminait hommes et armes vers le conflit qui couvait entre l’empire russe et l’empire japonais, et qui éclata en 1904. Le train arriva trop tard à Vladivostok, car la ligne fut terminée en 1916, mais, dès la fin de 1903, pour hâter le transport militaire, une voie provisoire fut jetée sur la glace chaque hiver. L’été, le transfert se faisait par un ferry embarquant le train.
C’est à cela que le voyageur songe, sur une voie unique qui reste la même avec ses ponts audacieux et ses lignes droites infinies, tandis que se succèdent les noms de ville qui chantent dans la géographie d’Élisée Reclus et dans le poème de Cendrars, qui affirmait, déjà adepte du « mentir vrai » d’Aragon, pressentir « la venue du grand Christ rouge de la Révolution russe ». Mais qu’importent le rêve et la réalité tandis que les amitiés se nouent et que le convoi s’approche, par exemple, de Perm ; l’étape où le train, toujours à 60 ou 70 kilomètres à l’heure, commence à grimper à travers l’Oural, passant de l’Europe à l’Asie en redescendant sur Iekaterinbourg, que les contrôleurs appellent encore machinalement Sverdlovsk. Fini les conifères et les bouleaux : le train s’élance dans 2 000 kilomètres de steppe, où la moindre termitière fait figure de montagne. Le train se traîne, le voyageur aussi, rêvant d’escales.
Le temps de lire, de parler, de compter les moustiques et les herbes hautes en vérifiant les provisions, qui doivent absolument comporter de la vodka Baïkalskaia, réputée concoctée avec l’eau pure du lac, et ces incomparables saucissons russes – kalbaza. Le temps aussi d’être surpris, avant Omsk, d’entendre sur un quai parler le vieil allemand des descendants des paysans teutons importés par Catherine II.
Pourtant, un jour, fin de l’envoûtement par la lenteur, le train s’arrête dans l’immense gare d’Irkoutsk. Demain, il repartira vers Vladivostok, via Oulan-Oudé, la capitale de la Bouriatie. Une autre histoire.
[^2]: La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France, paru en 1913.
[^3]: 350 euros pour un billet pris au guichet deux ou trois jours avant le départ.
[^4]: Petits pâtés à la viande.