Contre le conformisme homo
Jacques Fortin invite les gays à s’échapper du piège identitaire et à «renouer les fils de l’utopie».
dans l’hebdo N° 1110 Acheter ce numéro
Que reste-t-il de la révolte du mouvement homosexuel né dans la foulée de Mai 68 ? L’homosexualité est-elle intrinsèquement contestataire pour l’ordre (sexuel) établi ? Ou bien : aujourd’hui largement admis dans la société française, les gays et les lesbiennes ont-ils définitivement adopté, depuis les années 1980, des modes de vie où la consommation tient une place prépondérante et où la compétition est une valeur sûre et revendiquée ? C’est sans doute cette dernière interrogation, où transparaissent craintes et critiques mêlées peut-être d’une certaine nostalgie pour l’époque précédente, qui a motivé l’écriture du nouvel essai de Jacques Fortin, militant de longue date de la « cause homosexuelle » selon la dénomination qu’on lui donnait dans les années 1970. Ce dernier n’a en effet de cesse d’observer les évolutions, pour le meilleur et pour le pire, de « sa » communauté. Une communauté empreinte aujourd’hui d’une « étrange surenchère identitaire » puisque, de communauté « gay », elle se désigne depuis quelques années comme « LGBT » (lesbiennes, gaies, bi et transexuel/les), sigle auquel, pour n’oublier personne, il convient désormais d’ajouter un I, afin d’y intégrer les « intersexes ». Si cette inflation dénominatrice se révèle « utile » pour « décomposer les termes de l’oppression » , elle peut cependant vite se révéler « absurde et piégeuse », en risquant de figer des identités qui de toute façon « sont instables »…
Mais avant de s’inquiéter des changements qui affectent ladite communauté, Jacques Fortin se propose, dans cet essai incisif volontiers critique face à un certain « néoconformisme homo » , de revenir sur l’histoire de la question homosexuelle, souvent mal connue des personnes LGBTI elles-mêmes. En dressant un panorama de l’homosexualité depuis l’Antiquité, l’auteur rappelle les grandes étapes d’une histoire où oppression et discriminations ont longtemps été de mise, avant que s’enclenche enfin en Occident, à partir de l’élan de Mai 68, une lutte fructueuse pour la reconnaissance et l’égalité des droits. Ayant activement pris part à ce mouvement, Jacques Fortin fait partie de ces activistes qui ont vu les premières victoires obtenues avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 (égalité de l’âge du consentement sexuel entre homos et hétéros, fin du fichage policier des homosexuels et destruction des fichiers, etc.), à une époque où la lutte « des pédés et des gouines » s’entendait comme une contestation de l’hétérosexisme dominant et même, plus largement, de la société capitaliste tout entière. Mais, dès les années 1980, tout de suite après la vague des conquêtes, sa génération, « qui a [vait] cru que tout était possible » , a soudain l’impression que « quelque chose se construit dans son dos » , entre « commerce gay » , euphorie de la consommation et avènement d’un « gay global » qui s’exprime dans une très anglo-saxonne « novlangue de la gaytitude internationale », « un gay avec son drapeau, sa sub-culture […], sa parade annuelle, son folklore de Cuirs, Drag Queens, et ses marques (établissements, boissons, lingerie…).
*
*Un euphorique gay, […] i mpérial ou impérialiste, bien à l’image, sur son créneau (dans sa niche à profit aussi), de la “mondialisation néolibérale”. »
Enfin, la catastrophe sanitaire et humaine de l’épidémie de sida achèvera les rêves des militants des années 1970, dont beaucoup n’échapperont pas à la mort. « Incrédule parce que politiquement révulsé devant ce qu’il reçoit comme un retour de stigmatisation, l’espace militant homosexuel ne veut pas croire être rattrapé par où il se libérait », écrit Fortin. En effet, l’épidémie faillit bien remettre en cause les droits à peine obtenus, lorsque Jean-Marie Le Pen promet des « sidatoriums » ou que certains théologiens voient dans le VIH une « vengeance divine »… Il est donc nécessaire de reprendre l’activisme et la lutte collective – pour survivre cette fois. Cette nouvelle vague militante arrache de nouveau une série de droits, qui vont aussi bénéficier à l’ensemble de la population, du Pacs jusqu’aux droits des malades.
On pourrait, sur ce point, discuter de la présentation un peu trop rapide et critique du rôle fondamental en la matière d’une association de malades du sida comme Act Up… Néanmoins, l’ouvrage a le mérite d’interroger les problèmes actuels des LGBTI et d’interpeller, non sans ménagement, une certaine bonne conscience homosexuelle qui a oublié le chemin des combats collectifs, alors que l’histoire a montré que les conquêtes demeurent fragiles. Surtout, devant ce « néoconformisme » qui guette une grande part de la communauté LGBTI, notamment avec la revendication d’une égalité des droits parfois trop « scrupuleusement formelle » (mariage, fidélité, parentalité, etc.), qui risque de conclure « avec l’hétérosexisme resté indemne une sorte de compromis sexuel historique, bien sexuel-démocrate ou même sexuel-néolibéral, dont les générations à venir seraient les flouées », Jacques Fortin appelle à « renouer les fils de l’utopie » et à s’échapper du « piège identitaire » ainsi posé. Son livre constitue donc aussi un appel salvateur
à la vigilance.