La vraie nature de l’État néolibéral
dans l’hebdo N° 1112-1114 Acheter ce numéro
Les scandales qui ont secoué le sommet de l’État français peuvent donner lieu à deux lectures. La première, proposée par la plupart des médias et des acteurs politiques, fait de la corruption et du conflit d’intérêts la cause des affaires Bettencourt-Woerth, Blanc, Joyandet, Boutin et autres. Sans être fausse, cette vision est partielle car elle ne dit rien sur les racines véritables de ces affaires, et donne à penser qu’il suffira de moraliser le personnel politique pour que de telles affaires ne se reproduisent plus. Il faut aller plus loin dans l’analyse : les scandales récents sont la conséquence directe du fonctionnement de l’État néolibéral, que le sarkozysme a porté à son paroxysme en France. Trois dimensions de l’État néolibéral apparaissent clairement aujourd’hui.
Tout d’abord, l’État néolibéral est « prédateur », selon l’expression de James Galbraith [^2]. Des relations étroites de collusion ont été tissées entre les gouvernants et les élites économiques et financières, comme l’illustrent les liens privilégiés de Sarkozy avec les sociétés du CAC40. Les administrations et les régulateurs publics ont été capturés par les milieux économiques. Les décisions de l’État, notamment dans les domaines de la fiscalité et de la réglementation, sont influencées par l’action souterraine du lobbying, très puissant à Washington, à Londres ou à Bruxelles. Cette logique a été poussée le plus loin dans le secteur financier, responsable du naufrage de la crise puis renfloué sans contrepartie, et qui continue de capter une part considérable de la richesse. L’absence de réformes financières significatives en Europe et par le G20 illustre la volonté politique de ne pas remettre en cause le pouvoir de la finance mondialisée.
En second lieu, l’État néolibéral est un État fort, autoritaire et interventionniste, et non un « État minimal » selon l’idée souvent véhiculée par les libéraux, et par certains milieux progressistes et altermondialistes. Les promoteurs du néolibéralisme – Thatcher, Bush, Berlusconi, Sarkozy – ont tout mis en œuvre pour renforcer le pouvoir de l’État en cherchant à affaiblir et à asservir tous les contre-pouvoirs : les syndicats, les médias, la justice, l’université – où les sciences sociales sont une source de l’analyse critique du système – sont asphyxiés par les réformes. De même, l’indépendance des banques centrales a été instituée pour asseoir le pouvoir des marchés et de la finance en éliminant tout contrôle démocratique sur la politique monétaire.
Mais l’emprise de l’État néolibéral ne s’arrête pas à l’économie ; elle va bien au-delà et agit également sur les personnes et sur la société. Il s’agit là d’un interventionnisme d’État beaucoup plus insidieux, nommé « gouvernementalité » par Michel Foucault [^3]. Toutes les formes de pression sont mises en œuvre pour amener les individus à se comporter comme s’ils étaient engagés dans des relations de transactions et de concurrence sur un marché [^4]. Les institutions (hôpitaux, universités, etc.) sont contraintes d’agir comme des entreprises et d’être rentables. Les salariés du secteur public (infirmières, postiers, enseignants, policiers, etc.) sont sommés d’épouser cette rationalité néolibérale, ce qui vide de sens leurs métiers, et contribue à un nombre croissant de suicides et de maladies professionnelles. Là réside l’un des plus grands scandales de l’État néolibéral !
Une grande partie de la gauche de gouvernement est tombée dans le piège de l’État néolibéral puisque son programme ne cherche pas à remettre en cause, bien au contraire, la logique de la concurrence et du marché appliquée non seulement à l’État mais à toutes les composantes de la société.
Mettre à bas cet État néolibéral, au service d’une minorité, doit être un des objectifs prioritaires des combats pour l’émancipation et la construction d’une société fondée sur l’égalité, la solidarité, le respect de l’homme et de la nature.
[^2]: L’État prédateur, James Galbraith, Seuil, 2009.
[^3]: Naissance de la biopolitique, Michel Foucault, Seuil-Gallimard, 2004.
[^4]: La Nouvelle Raison du monde : essai sur la société néolibérale, Pierre Dardot et Christian Laval, La Découverte, 2009.