Quand les infractions s’affichent
La France détient un record d’illégalité en matière de panneaux publicitaires. Malgré quelques victoires sporadiques, on est encore loin des décisions d’interdiction totale prises par endroits dans le monde.
dans l’hebdo N° 1111 Acheter ce numéro
Une de moins, et pas la moindre ! La monumentale enseigne « Carrefour » qui défigurait (avec d’autres) l’entrée sud de Cahors n’est plus. La direction de l’hypermarché s’est résignée à la démonter, après que le préfet eut été saisi par l’association Paysages de France, qui lutte contre la pub défigurant l’espace public. Il aura fallu quand même attendre deux ans et demi après la saisine du préfet. Carrefour a fait de la résistance. Pourtant, avec 37 m2 de surface, et perchée à 12 m de haut, l’enseigne était lourdement en infraction, depuis des années : plus de deux fois trop haute et trop large.
L’escarmouche prend un autre sens quand on sait que Carrefour, au sein de la toute-puissante Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD), a signé en janvier 2008 avec le ministère de l’Écologie une convention détaillant les engagements des marques pour le Grenelle de l’environnement. Au chapitre « Limiter les impacts visuels sur le paysage et les écosystèmes » , celles-ci déclarent vouloir diffuser des « solutions innovantes et ambitieuses » pour réduire la pollution visuelle de leurs affichages extérieurs. Mais Carrefour n’est pas un cas d’espèce : Paysages de France enregistre chaque semaine de nouvelles infractions d’entreprises de la FCD. Un spécialiste : Ikea, qui poursuit envers et contre tous sa politique d’implantation de gigantesques enseignes, relève Pierre-Jean Delahousse, président de l’association. « La plupart des gérants de magasins de grande distribution n’ont jamais entendu parler de la convention signée par leur entreprise ! Dans le parc naturel régional de Chartreuse, où s’érigeait récemment une enseigne très visible sur un magasin Intermarché, c’est même nous qui avons pris l’initiative d’envoyer le texte à l’architecte. » À Guebwiller, le projet d’extension d’un Super U va défigurer un batiment historique, « alors que le PDG du groupe explique à la télévision qu’il faut évoluer. On se moque de nous ! »
Les pouvoirs publics sont complices par leur inertie ou leur complaisance. Dès constatation d’une infraction, le préfet doit obtenir régularisation sous quinze jours. Ce qui n’arrive presque jamais. Dans le parc naturel régional du Haut-Languedoc, où ils ont signalé des dizaines de panneaux en infraction, les écologistes ont engagé trois procès contre le préfet et deux autres contre les afficheurs.
Selon Paysages de France, il y aurait dans le pays plusieurs centaines de milliers de panneaux illégaux. Extrapolation – car les afficheurs restent discrets sur leur parc d’espaces –, mais cependant non contestée.
Les villes ont pourtant la possibilité de durcir (moindre densité ou taille) les restrictions générales imposées par le code de l’environnement, dans certaines zones (proximité d’un centre historique, par exemple), par l’adoption d’un règlement local de publicité (RLP). Mais la loi autorise aussi ces textes à instaurer des dérogations. Effet pervers : sous couvert d’encadrer la publicité, les RLP sont régulièrement utilisés pour la maintenir dans certaines zones, voire la réintroduire, sous la pression des afficheurs, et au nom des revenus générés pour la ville. Ainsi, à Mazamet, commune du parc naturel régional du Haut-Languedoc, le RLP a permis de réduire en nombre les quelque 150 panneaux de 12 m2 (les « 4×3 ») recensés, « mais le problème est qu’il les a régularisés, alors qu’ils étaient auparavant tous illégaux ! » , s’insurge Pierre-Jean Delahousse.
Un règlement local de publicité retient actuellement toute l’attention des écologistes : celui de Paris. S’il est restrictif (et appliqué !), ces derniers lui attribuent la capacité d’influencer positivement les autres RLP de France. La capitale compterait actuellement un millier de grands panneaux en infraction. Mais pas seulement, car la faune des objets publicitaires foisonne de formats très divers. Ainsi, prolifère sur la devanture des commerces et en toute illégalité le « micro-affichage », posters de moins de 1,50 m de hauteur, dont on dénombrerait plus de 2 500 exemplaires.
Paris avait bien adopté en 2007 un RLP encourageant. Il prévoyait notamment de limiter la surface des panneaux à 8 m2, ou d’interdire la pub à moins de 50 m des écoles. Mais le dispositif a été immédiatement attaqué par les publicitaires. Et bien que le Conseil d’État ait finalement donné raison au maire de Paris, ce dernier ne l’a jamais appliqué. « Il redoutait l’hostilité persistante des afficheurs, mais il a fait preuve d’une prudence excessive » , regrette Charlotte Nenner, présidente de l’association Résistance à l’agression publicitaire (RAP).
Pour débloquer la situation, la ville a décidé de rouvrir l’ensemble du dossier, avec un groupe de travail qui s’est réuni pour la première fois le 1er juillet. Ni Paysages de France ni RAP, les deux principales associations nationales spécialisées dans la lutte contre l’affichage publicitaire illégal, n’ont été invitées à y participer, car « non agréées à l’échelle de la ville ». Une disposition tatillonne dont les écologistes soupçonnent qu’elle a été opportunément actionnée afin de les écarter, sous la pression de l’Union de la publicité extérieure (UPE), qui regroupe tous les poids lourds du secteur (JCDecaux, ClearChannel, CBS outdoors, Avenir, etc.).
Les associations ne comptent cependant pas rester silencieuses. « Bertrand Delanoë s’est engagé à ne concéder aucun recul par rapport au RLP de 2007, souligne Pierre-Jean Delahousse. M ais notre éviction nous fait craindre le contraire. »
L’une des exigences centrales des écologistes : faire tomber la surface maximale des panneaux à 2 m2 [^2], surface réputée non intrusive pour un piéton qui croise une telle affiche.). Ils appellent aussi à réduire leur densité (un par façade, distance minimale entre panneaux, etc.), à interdire les procédés énergétivores (panneaux défilants ou éclairés, vidéos, etc.), ainsi qu’à examiner au cas par cas tout nouveau procédé. « Dispositifs gonflables, pochages au sol, panneaux en relief, etc., la créativité des publicitaires est sans limites, et nous sommes toujours mis devant le fait accompli, en raison du flou des textes, explique Charlotte Nenner. Pourquoi la ville de Paris, avec son patrimoine architectural unique, ne se montre-t-elle pas plus audacieuse ? La demi-mesure est peu efficace. Réduire de 10 % le nombre de panneaux ou abaisser leur surface de 12 à 8 m2, par exemple, passerait largement inaperçu… »
Trop radical pour être entendu ? Voire… Il y a trois ans, le maire de São Paulo a décidé d’interdire tout panneau publicitaire dans la mégapole brésilienne, en pleine anarchie visuelle ! Les États du Vermont, du Maine, d’Hawaï ou d’Alaska aux États-Unis, ainsi que la ville norvégienne de Bergen, ont fait de même, et d’autres villes y réfléchissent.
Les débats sur la pub dans l’espace public sont cependant sous l’influence de la loi Grenelle 2, qui comporte un volet « pollution visuelle ». « Un mélange d’avancées minimales et de reculs importants, mais leur ampleur dépendra des décrets qui en préciseront les contours », commente Pierre-Jean Delahousse. Avancées : les préenseignes, petits panneaux de 1,5 m2 postés hors et dans les agglomérations pour annoncer diverses activités commerciales, seront pour la plupart supprimées, ou mises au format de la signalisation urbaine. De même, on devrait enregistrer une réduction des tolérances autorisées au sein des RLP. En contrepartie, c’est un boulevard que la loi a ouvert à l’une des bêtes noires des écologistes : les bâches publicitaires sur les immeubles en travaux. Alors qu’elles peuvent occuper 900 m2, le Grenelle 2 autorise leur installation sans limitation de surface, par simple arrêté municipal !
[^2]: Les Déboulonneurs, qui barbouillent les méga-affiches, demandent même une limitation à 0,35 m2 (50 cm x 70 cm)