Refonder les émancipations
Les aspirations autogestionnaires ont trouvé leur écrin dans un vaste travail collectif publié par les éditions Syllepse, entrepris pour l’avenir et évidemment dépasser le capitalisme. Surtout, pour rompre avec les idées reçues.
dans l’hebdo N° 1112-1114 Acheter ce numéro
L’autogestion n’est pas morte. Loin de la nostalgie des années 1970, créant le mythe, figeant la construction des émancipations dans la lourdeur des écrits politiques du moment et une abondante littérature révolutionnaire, loin d’une forme fugace propre aux transitions et limitée à la production, l’autogestion est de retour. On le voit concrètement pendant cette crise économique et financière qui perdure, aux conséquences sociales douloureuses pour les populations. Des milliers d’entreprises sont lâchées par leurs actionnaires alors qu’elles sont viables, et des intérêts purement financiers prennent le pas sur les questions environnementales, alors que dans le même temps, des alternatives, certes non exemptes de contradictions, progressent.
À chaque crise politique et sociale se développent des pratiques d’autonomie et d’auto-organisation : des salariés créent ou reprennent leur entreprise sous forme de coopérative de production (Scop) ou de coopérative d’intérêt collectif (Scic) ; en quelque sorte auto-organisées, les associations d’aide au maintien d’une agriculture paysanne (Amap), réunissent démocratiquement consommateurs et producteurs. De même, les régies de quartiers, les crèches parentales, les entreprises d’insertion créent de l’emploi dans des structures d’utilité sociale et écologique, « des réseaux de commerce équitable et solidaire tissent des liens entre producteurs et consommateurs, des institutions de finance solidaire collectent de l’épargne pour financer ces projets. Des communautés d’internautes créent des biens communs de la connaissance et de la culture reposant sur la coopération et la gratuité… »
*
Ce sont là des exemples de l’émancipation autogestionnaire cités par l’économiste Thomas Coutrot, coprésident d’Attac et l’un des créateurs du Collectif pour des alternatives solidaires, extraits des quelque 700 pages d’une somme consacrée à l’autogestion par les éditions Syllepse (on regrette qu’une plus large place n’ait pas été consacrée à ces expérimentations d’aujourd’hui et de demain). Souvent ignorées par les partis politiques et le mouvement syndical, les expériences autogestionnaires empruntent aujourd’hui des voies insoupçonnées, ne relevant pas forcément d’une conception datée, issue de l’histoire du mouvement ouvrier, et connaissent parfois de francs succès.
Ce n’est pas la moindre des leçons à tirer d’ *Autogestion, hier, aujourd’hui et demain : l’agir autogestionnaire bouscule les idées reçues et permet l’élaboration d’autres modes de régulation « prenant en compte les équilibres géographiques, culturels, écologiques, les différenciations sexuées, les différenciations nationales, linguistiques et culturelles », écrivent les membres du « Collectif Lucien Collonges » qui ont coordonné la publication de cet ouvrage, et envisagent le « pari raisonné » que l’autogestion est au cœur d’une transformation radicale de la société. On en doit l’origine à « Lucien Collonges », l’un des pseudonymes de Michel Fiant. L’homme fut très actif dans le mouvement trotskiste, notamment dans la création des Jeunesses communistes révolutionnaires dans les années 1960, puis en animant la commission « Écologie et cadre de vie » du parti socialiste unifié (PSU) dans les années 1970.
Créé après sa mort, en 2007, le collectif a achevé l’ouvrage au long cours qu’il avait mis en chantier, en reprenant notes, plans et suggestions. On retrouve dans le collectif – qui défend une vision révolutionnaire des expériences autogestionnaires – Patrick Silberstein et Patrick Le Tréhondat, anciens militants du PSU, respectivement fondateur et éditeur des éditions Syllepse. Et une grande partie des contributions ont été confiées à de nombreux proches de Michel Fiant, pour la plupart anciens du PSU ou militants des Alternatifs, eux-mêmes vestiges du PSU, dont Fiant était l’une des figures. On l’a compris, l’ouvrage revendique une « conception commune de la transformation révolutionnaire du monde : l’autogestion, l’autodétermination, l’autogouvernement, l’unité, le rassemblement et l’alliance des forces sociales intéressées ». Ce « point de vue », à la fois autogestionnaire et révolutionnaire, vise « à arracher la “gauche de la gauche” au front du refus – où elle se cantonne trop souvent – pour qu’elle se constitue en force d’actions et de propositions politiques et sociales alternatives ».
En un vaste abécédaire, s’entremêlent les expériences passées et récentes de ce « changement révolutionnaire ». Il commence par l’émergence de l’altermondialisme et des forums sociaux, un mouvement multiforme, d’une très grande diversité politique et idéologique, qui « embrasse l’essentiel des questions qui sont aujourd’hui posées à l’échelle planétaire par le capitalisme globalisé et en ébauche une nouvelle synthèse » . Et il s’achève par un long texte de Catherine Samary sur la Yougoslavie avant son éclatement. Au mouvement des salariés de LIP en 1976 succède celui, réussi, des Ceralep, qui ont repris leur entreprise en coopérative en 2004. Au processus en cours de transformation sociale et politique en Amérique latine se joignent les treize années de gestion ouvrière réussie de la mine de Tower Colliery dans le pays de Galles, et une longue étude sur la gestation de la démocratie autogestionnaire en Algérie dans les années 1960. Marx est aussi convoqué dans ce long périple historique, renforcé par une monumentale bibliographie. Un siècle et demi d’expériences du mouvement ouvrier et d’échecs anticapitalistes avec le sentiment qu’il faut impérativement repenser et préciser les modalités de cette révolution. « Demain est déjà commencé », promettent les auteurs, avec l’objectif de reconstruire un imaginaire de l’émancipation.