Six sabots et les étoiles
Et puis il y eut la rencontre avec Juju. On s’est plu tout de suite, enfin je crois bien. Lui, petit âne provençal de 11 ans, robe gris souris, fin coup de pinceau noir de l’échine au bout de la queue et en croix sur les épaules. Œil vif et oreilles battant pavillon. Craquant comme un santon. On avait la semaine devant nous, tout juste sept jours. Et vogue l’attelage ! Rien n’avait été vraiment prémédité. Juste cette envie de paix rustique, loin de ce monde si mal en point, arrogant, agité, bruyant. Pas une fuite, non – il faudrait bien revenir au point de départ –, mais une pulsion de résistance. Et aussi un désir d’autre chose, d’une aventure sans but, sans performances ni exploit, sans aéroport ni bagnole, pas d’essence, un peu de vin ; portable en berne, pas de GPS non plus, mais la boussole et l’IGN-3341, pays de Forcalquier, Alpes-de-Haute-Provence.
Ce serait un cheminement en boucle avec passage obligé aux points d’eau. Nulle autre contrainte que celle de la liberté dans la plus frugale autonomie. Que rêver de plus grisant ? Et, au fait, quid des rêves de mon grison ? Énigme totale, mystère de la bête derrière son regard charbonneux, ses braiements effroyables, ses rébellions pacifiques à la Gandhi – absolument imparables. Juju ne connaissait du monde que son enclos et alentour. Qui était donc ce type le cornaquant et, même, lui rudoyant les fesses à coups de bâton ? Oui, il fallut bien nous apprivoiser, nous trouver un langage commun, régler nos pas et nos désirs. Une vie de couple, quoi. Bonheurs et engueulades. Gambades et tiraillements, chacun dans sa vision du monde et ses différences.
Un monde, en réalité. Nous étions bien partis pour le tour d’un monde, ce que nous ne saurons qu’au bout des sept jours de navigation. Mais le pressentiment surgit bien vite que cette aventure serait de haute volée. L’homme en avait vu
– quarante ans comme journaliste, ça use bien des souliers –, et pourtant, ce voyage-là, il le graverait au fronton de son panthéon. L’un des plus beaux. Pour d’innombrables raisons, dont la plus immanente, en somme, tient dans le rapport complexe vécu entre la gratuité, d’une part, et l’intensité du temps, de l’autre. En d’autres termes, plus écologiques que poétiques, entre le zéro du bilan carbone et l’infini des ressentis.
Côté carbone, pas de dessin : moteurs pédibus, carburants alimentaires et hydriques, pas d’autres échappements que nos quelques pets (de bonheur). Et le grand monde en offrande, gratos et nu comme au premier jour. Un monde, une vraie planète dérivant sur ses anneaux d’or, ivre du cosmos, pétillant du champagne nocturne des constellations et galaxies, dans ce ciel de Saint-Michel-l’Observatoire où fut découverte la première exoplanète… Excusez du peu. Et Juju d’honorer la nouvelle chaque soir à la belle étoile, et dans le rayon de dix kilomètres autour de sa trompe à la Roland de Roncevaux.
De ce périple – car il s’agissait bien d’une exploration océanique, une navigation –, l’étonnement vint aussi qu’entre les rares escales portuaires, les marins pédestres ne croisèrent pas plus de dix autres chemineaux. Comme si Dame Terre ne fût plus honorée qu’en ses amas concentrationnaires. Il est vrai qu’en ces endroits oubliés, de Provence et du monde, elle n’est même plus labourée. C’est dire si la fouler de nos six sabots tenait tout bonnement d’une forme du sacré. Sacré Juju, ô merveilleux complice d’odyssée. Sacrée balade. Sacrée vie, à deux petits pas du bonheur.