Une génération soudain face à la violence

Un ouvrage collectif analyse
l’Italie des années de plomb. Une somme souvent passionnante en dépit de certaines inexactitudes.

Olivier Doubre  • 15 juillet 2010 abonné·es
Une génération soudain face à la violence
© PHOTO : GUEZ/AFP

En France, rares sont les ouvrages universitaires consacrés à la violence politique diffuse qui a secoué l’Italie pendant les années 1970. Le principal jusqu’à présent – et quasiment le seul – était le remarquable volume la Violence politique et son deuil. L’après-68 en France et en Italie, d’Isabelle Sommier, comparant les évolutions respectives de l’extrême gauche dans chacun des deux pays [^2]. Ces « années de plomb » italiennes, expression empruntée au titre du film éponyme de Margarete Von Trotta (1981) sur les années 1970 en Allemagne, sont surtout connues en France à cause des affaires liées à certains réfugiés transalpins dans l’Hexagone. Des réfugiés dont l’Italie a récemment demandé l’extradition, en particulier Cesare Battisti et Marina Petrella, après avoir obtenu en 2002 celle de Paolo Persichetti. Aussi, le livre dirigé par Marc Lazar et Marie-Anne Matard-Bonucci, tous deux spécialistes de l’histoire de l’Italie contemporaine, respectivement à Sciences-Po et à l’université de Grenoble, vient assurément combler une lacune.

Les auteurs réunis pour ce volume comptent parmi les meilleurs spécialistes italiens et français de la question, en premier lieu Donatella Della Porta, auteure de nombre d’ouvrages sur la violence politique, Isabelle Sommier, déjà citée, Jean-Claude Zancarini, Sophie Wahnich (avec un remarquable article sur la douloureuse question de l’amnistie de ces événements sanglants, toujours refusée à ce jour par la classe politique italienne), Simona Colarizi, Agostino Giovagnoli (spécialiste de l’affaire Moro) ou Marco Gervasoni… À ces contributions, s’ajoute une passionnante partie en fin de volume rassemblant des témoignages ou extraits de mémoires d’acteurs ou de proches de cette époque, en particulier celui de Luigi Manconi, l’un des dirigeants du groupe d’extrême gauche Lotta continua (qui tenta d’éviter l’escalade de la violence et surtout le passage à la lutte armée de certains de ses camarades à la fin de la décennie, quand la tension était à son comble) ; celui d’Anna Negri, fille du philosophe Toni Negri, condamné à de lourdes peines de prison, qui raconte son adolescence douloureuse sans son père, incarcéré (injustement) ; et même celui de deux des principaux juges qui luttèrent contre les groupes armés, Armando Spataro, procureur à Milan, et son collègue de Turin, Gian Carlo Caselli, qui insistent sur la régularité des procédures employées pendant la sévère répression des années 1970, affirmation sur laquelle on peut toutefois s’interroger, notamment si on la compare avec le récit d’Anna Negri…

On a donc là une somme. Nombre d’articles apportent notamment des éléments nouveaux. Citons en particulier l’article de Jean Musitelli, ancien conseiller à l’ambassade de France à Rome puis à l’Élysée, qui a vu naître progressivement auprès du président de la République de l’époque ce qui allait devenir la « doctrine Mitterrand », et qui livre un éclairage sur un épisode à ce jour peu documenté. Enfin, l’une des grandes qualités de ce volume est la diversité et la richesse des approches des années de plomb transalpines (ainsi que leurs répercussions et liens avec la France), avec d’intéressantes études sur le rôle des éditeurs à l’époque, celui des intellectuels, sur les représentations de ces années de violence politique à travers les affiches (Luciano Cheles), la photographie (Fabrice d’Almeida), le cinéma (Gino Nocera), ou bien la littérature et le mouvement contestataire (Pierre Girard, Laurent Scotto et Jean-Louis Zancarini).

Pourtant, à côté de ces apports d’une richesse incontestable, on peut néanmoins ressentir une certaine gêne quant à l’analyse proprement dite du phénomène des années de plomb, en particulier dans les deux premières parties « Raisons et usages de la violence » et « Penser les années de plomb ». Derrière un positionnement qui se réclame de la neutralité scientifique, Marc Lazar et Marie-Anne Matard-Bonucci, notamment, laissent poindre un jugement très politique des événements, qui, plus il s’exprime, pèche par certaines inexactitudes, ou du moins imprécisions. Ainsi Marc Lazar, dans son néanmoins intéressant article « Une guerre civile ? », reprend-il principalement les analyses du pouvoir de l’époque et de son allié d’alors, le PCI du « compromis historique », et salue une répression « ferme, mais assez ciblée », que le témoignage d’Anna Negri sur la rafle dite du « 7 avril » (1979), quand sont arrêtés journalistes, membres des groupes non armés, syndicalistes, professeurs d’université et même avocats (à coup d’accusations fantaisistes et d’années de détention préventive sans même parfois voir un juge…), vient là aussi remettre en question. Mais le meilleur est pour la fin, lorsqu’on lit que « l’Italie de ces années change en profondeur : ce pays, historiquement caractérisé par des violences sociales et politiques, devient plus riche, plus instruit et en voie de pacification ». Certes, la violence politique disparaît quasiment à la fin des années de plomb, mais commence alors les décennies 1980 et surtout 1990, où le mouvement syndical est totalement défait. Des milliers de licenciements ont lieu, avec un système d’assurance-chômage extrêmement faible en termes d’allocations et de durée de celles-ci ; les inégalités parviennent à un niveau rarement atteint dans aucun autre pays d’Europe (aujourd’hui, les salaires y sont toujours les plus bas, avec la Grèce) ; et la corruption du pouvoir politique se généralise à tel point que les juges milanais poursuivront en 1992… les trois quarts du Parlement. Quant à la répression dans les années 1970, n’apparaissent pas dans le livre – sauf dans le témoignage d’Anna Negri – les conditions de détention dans les prisons spéciales, les passages à tabac très fréquents dans les prisons et les commissariats (longue tradition italienne qui se poursuivra jusqu’au G8 de Gênes en 2001, avec les épisodes de la caserne Bolzanetto et de l’école Diaz), ainsi que les très nombreux morts dans les manifestations de rue (inimaginables en France à l’époque), que certaines études estiment à plus de 200 entre 1948 et 1980 [^3], ce qui est aussi une explication de la violence qui croît dans les milieux d’extrême gauche à l’époque, sans oublier les nombreuses agressions fascistes.

Enfin, Marc Lazar semble avoir certaines difficultés à bien différencier les différentes composantes de l’extrême gauche, notamment entre mouvements armés et formations ou tendances politiques : il qualifie ainsi (p. 157) l’Autonomie ouvrière (AutOp) de  « groupe armé » commettant des attentats (qui plus est en 1974, date à laquelle elle n’existe pas encore), alors qu’il s’agit d’une mouvance diffuse regroupant différentes formations politiques et surtout les « centres sociaux », c’est-à-dire les squats – même si nombre de ses militants rejoindront par la suite les Brigades rouges ou d’autres groupes armés. Sur ce point, on peut d’ailleurs s’étonner que le professeur remercie l’un de ses étudiants de lui avoir signalé un passage du Progetto Memoria [^4], la somme de recherches sur l’ensemble des formations armées publiée par la coopérative d’édition de Renato Curcio, le principal fondateur des Brigades rouges. Cette somme constituant la principale source sur le mouvement « de la lutte armée ».

Un ouvrage historiographique qui évoque notamment un point essentiel qui n’apparaît pas dans cette Italie des années de plomb : l’usage de la torture à la fin des années 1970 et le début des années 1980 par les forces spéciales des carabiniers contre les membres des Brigades rouges et d’autres groupes armés, ce qui est pourtant montré avec précision dans le tome IV du Progetto Memoria…

Toutefois, hormis des considérations parfois partiales et des imprécisions
(voir, par exemple, p. 300, sur le congrès de Bologne de septembre 1977, où on lit que défilaient dans les manifestations « plusieurs milliers de brigadistes avec leur passe-montagne sur la tête, brandissant leurs armes » , alors que les Brigades rouges, qui n’ont jamais dépassé les 150 militants, sont une organisation clandestine et que leurs membres sont recherchés…), il n’en reste pas moins que les années de plomb ont trouvé là, enfin, sur bien de leurs nombreux et complexes aspects, un premier ouvrage ouvrant la voie à une recherche plus approfondie. En France également. Il était temps.

[^2]: Presses universitaires de Rennes, 2000, réédité en poche chez le même éditeur en 2008

[^3]: Voir, par exemple, Il Nemico interno (« l’Ennemi intérieur »), Cesare Bermani, Rome, Ed. Odradek, 1997 (non traduit).

[^4]: Ed. Sensibili alle Foglie, Rome, 1994-2000, 5 vol.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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