La poésie du désespoir

Dans Poetry, le Coréen
Lee Chang-dong porte
un regard désenchanté
sur l’espèce humaine, mais fait naître
un personnage de sainte : Mija, sexagénaire élégante qui s’essaie à la poésie.

Ingrid Merckx  • 26 août 2010 abonné·es

Le cadavre d’une collégienne flotte près de la rive du fleuve, sur le ventre. Un mot s’inscrit à côté de ses cheveux, c’est le titre : Poetry. Dans son dernier long-métrage, film de 2 h 20, le Coréen Lee Chang-dong ( Secret Sunshine ) annonce son programme d’entrée de jeu : la poésie est partout. Il s’agira donc de trouver de la beauté dans ou autour de la mort de cette jeune fille. Et il faudra bien chercher, car celle-ci s’est jetée d’un pont après avoir été violée pendant plusieurs mois par six adolescents.

C’est un hasard si Mija (Yun Junghee), la grand-mère d’un de ces garçons, croise la mère de la défunte au moment où l’ambulance emporte le corps. « Elle était comme folle » , dira Mija plus tard, en se souvenant de cette femme assise au milieu de la rue, égarée par le chagrin, avec son fils à ses côtés, lui-même en panique. Mija est réceptive à ce drame avant de savoir qu’elle est impliquée. Comme elle est réceptive à la souffrance du vieil homme riche dont elle est l’aide ménagère et l’aide soignante. Et comme elle est écœurée par les pères des cinq autres garçons qui veulent acheter le silence de la mère de la défunte pour éviter le scandale et ne pas « gâcher l’avenir » de leurs voyous. Mija supporte en s’abîmant dans la contemplation des fleurs et en ­s’inscrivant à un cours de poésie. Elle s’est en effet souvenue en lisant une annonce que l’une de ses institutrices lui avait prédit une carrière de poète. « Comment écrit-on un poème ? », « où trouve-t-on l’inspiration ? », se demande avec obstination cette femme de 66 ans qui en fait dix de plus. En filigrane, en quoi la poésie et, derrière, le cinéma aident-ils à transcender la réalité ? Poetry n’apportera pas de réponse. Si la poésie selon Lee Chang-dong aide Mija à trouver la conduite à tenir, elle échoue à réenchanter quoi que ce soit.

Mais pourquoi le réalisateur a-t-il tenu à ce qu’en plus de tous ces malheurs Mija soit atteinte de la maladie d’Alzheimer ? Ce qui ajoute un contre-la-montre supplémentaire à son challenge d’écriture. Pourquoi a-t-il choisi que le vieil homme qu’elle assiste ait, en plus, la gueule de travers ? Pourquoi le petit criminel tient-il du légume, sans parole ni réaction ? Pourquoi les collégiens ressemblent-ils à des figurants en perdition ? Et pourquoi Mija est-elle si seule ? La poésie semble le refuge des sensibles, des naïfs, voire des fragiles et des minables. Elle évoque ces scènes kitsch de canevas que les grands-mères brodent de laines criardes pour passer le temps et oublier qu’il passe.

Il y avait pourtant moyen d’échapper à cette mélancolie amère et quasi désespérée dans Poetry , notamment en cultivant l’esprit de ces scènes de badminton, vrai ressort du film, ou en jouant encore davantage de l’ampleur du décor : ville de la province de Gyeonggi, traversée par le fleuve Han, champs et forêts en collines… Mais, surtout, dans l’élégance qu’affiche Mija, et son obsession de la toilette : « Il faut avoir un corps propre pour avoir une âme propre » , décrète-t-elle à son petit-fils en lui coupant les ongles de pied. Elle-même toujours impeccable, arborant vestes et chapeaux à fleurs, quelle que soit la circonstance. « Je te l’ai déjà dit, même un chat cache ses crottes. » Elle, elle nettoie, les autres, et pour les autres.

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