Ce que nous disons des autres

Annamaria Rivera compare les phénomènes d’ethnocentrisme et d’islamophobie en France et en Italie.

Olivier Doubre  • 16 septembre 2010 abonné·es
Ce que nous disons des autres
© Les Dérives de l’universalisme. Ethnocentrisme et islamophobie en France et en Italie, Annamaria Rivera, traduction de l’italien par Michaël Gasperoni, revue par Laurent Lévy, La Découverte, 216 p., 20 euros.

La France a ses Le Pen (père et fille), Brice Hortefeux et le Nicolas Sarkozy des discours de Dakar et, plus récemment, de Grenoble, sans oublier les déclarations d’Éric Besson sur les « mariages gris ». L’Italie a ses « postfascistes » et surtout ses ministres de la Ligue du Nord, qui, eux, ne jouent pas sur les mots et ne se privent pas de déclarations ouvertement racistes doublées de mépris pour les « méridionaux » de leur propre pays, après avoir adopté des symboles à l’esthétique celtico-païenne. Les deux pays connaissent depuis un bon nombre d’années d’incessantes controverses publiques sur l’immigration, la « pluralité culturelle » et la place des minorités, chacun avec ses spécificités historiques, politiques et sociales. Professeure d’ethnologie et d’anthropologie sociale à l’université de Bari (Pouilles), Annamaria Rivera s’est proposée de « déconstruire » les discours sur ces questions, dans une perspective comparatiste de chaque côté des Alpes, afin d’analyser les « stratégies discursives » à travers lesquelles « le “nous” européen majoritaire énonce et définit les “autres” ». Or, la lecture de son livre laisse souvent un goût amer, doublé d’un sentiment de honte, voire de frayeur. Il n’y a pas de quoi être fier : nombre de ces « rhétoriques de l’altérité » se sont, « au cours des dernières années, critallisées en de véritables lieux communs » où se mêlent préjugés racistes et clairement islamophobes, volonté d’hégémonie occidentale et croyance en la supériorité d’un « universalisme particulier et abstrait » qui refuse in fine de considérer « l’autre » comme son égal. Surtout, on observe, de manière sans doute encore plus exacerbée en Italie qu’en France, une « convergence » entre des formes de « racisme “populaire” » et un « racisme d’État » qui, sous prétexte de répondre à des demandes sécuritaires d’une partie non négligeable de l’opinion, « met en œuvre des mesures législatives à caractère autoritaire, répressif et anticonstitutionnel ».

S’appuyant sur la méthode anthropologique, Annamaria Rivera s’est attachée en premier lieu à analyser deux « dispositifs discursifs » condamnant, de ce côté-ci des Alpes, le « communautarisme », et de l’autre côté, le « relativisme culturel », tous deux censés porter « atteinte à la vie en commun, à l’universalisme, à “nos valeurs” ». En prenant pour exemple les débats publics français et italiens, ces deux thèmes apparaissent bien « assimilables » en termes de « stratégies discursives et de finalités », visant à l’affirmation que « notre » système (majoritaire) de valeurs et de normes serait « indiscutable » car prétendument universel, et surtout qu’il serait sous le coup d’une menace toujours plus inquiétante constituée par les « revendications », voire les « rébellions », des « minorités ». Montrant l’usage qui est fait en France – aussi bien à droite que chez une partie de la gauche – du thème de « l’anticommunautarisme », devenu dans les médias et les débats politiques une véritable « étiquette conventionnelle » chargée d’établir une « ligne de séparation entre des identités inacceptables et la seule acceptable sinon obligatoire (“républicaine”) », l’anthropologue montre avec force exemples combien l’utilisation du thème « antirelativiste » revêt, en Italie, la même fonction. Mais le climat y est sans doute encore plus pesant. La situation transalpine se caractérise en effet depuis une bonne dizaine d’années par « l’affaiblissement progressif des freins inhibiteurs qui empêchaient d’utiliser publiquement un langage ouvertement raciste ». Cela, non seulement dans les propos de certains ministres, en premier lieu de la Ligue du Nord, mais aussi dans les colonnes de grands quotidiens. Et de citer en exemple le commentaire, lu dans le plus grand journal italien indépendant, Il Corriere della sera, sur la présence dans une liste de gauche d’une citoyenne italienne « d’origine rom » lors des élections législatives de 2008 : « Après la star du porno Cicciolina, le transsexuel Luxuria, une nouvelle candidature provocatrice au Parlement italien : la gitane » (sic)…

Étoffant son propos d’une fine analyse des polémiques sur le « voile islamique », particulièrement vives en France et dans une moindre mesure également en Italie, parfaite illustration selon elle de la « dialectique identité/altérité dans les sociétés européennes », mais aussi des rhétoriques qu’elles ont engendrées avec des stratégies de propagande, Annamaria Rivera souligne combien les attaques contre le « relativisme culturel » en Italie révèlent un ethnocentrisme étriqué, teinté dans ce pays d’un certain « provincialisme ». Énoncés aussi bien par l’Église catholique, dans un pays où l’influence du Vatican continue d’être extrêmement importante, que par la Ligue du Nord ou d’autres partis de droite mais aussi par certains secteurs de la gauche, ces discours « antirelativistes » ne s’appuient pas, comme pour l’« anticommunautarisme » en France, sur une prétendue défense de l’universalisme et du rationalisme républicains, mais traduisent bien directement l’affirmation d’une « foi en la supériorité et la valeur de modèle de sa propre société ». Et, au lieu de la défense de la laïcité, comme en France, qui peut évidemment être énoncée à gauche, les pourfendeurs du « relativisme culturel » en Italie n’hésitent pas à reconnaître le catholicisme comme référence nationale partagée, ce qui est plus étonnant dans certains secteurs de la gauche. C’est là encore une raison pour l’anthropologue de penser que ces attaques contre le relativisme appartiennent bien aux « stratégies discursives qui concourent à confirmer la rhétorique du “choc des civilisations” », cher à Samuel Huntington.

Or, Annamaria Rivera prévient dès l’introduction de son livre que, contre le racisme croissant et la peur de l’Autre qui semble gagner la vieille Europe, il s’agit d’abord pour elle « d’élaborer et de définir des universaux de forme plus que de contenus : des règles qui permettent la communication réciproque entre les cultures et la “traduction” de l’une dans l’autre ». Aussi, adopter et défendre une posture relativiste, « pierre angulaire » de la discipline anthropologique, est justement un « acte politique », non seulement en vue de répondre à des discours nauséabonds et ethnocentriques mais aussi en tant que « disposition épistémique et principe méthodologique », pour affirmer haut et fort la « partialité » du point de vue dominant. C’est-à-dire celui que nous, Occidentaux, sommes habitués au plus profond de nous-mêmes à considérer comme tel. Le relativisme est donc bien, contre cet ethnocentrisme occidental dominateur – et aujourd’hui postcolonial –, une conquête majeure de l’anthropologie.

Idées
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