Claude Chabrol, la griffe d’un cinéaste
Claude Chabrol, décédé le 12 septembre, a exploré avec sa caméra le champ infini de la bêtise. Si son œuvre est inégale, elle compte nombre de grands films.
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Dans un cinéma parisien, lors d’une projection d’Une affaire de femmes (1988), où Isabelle Huppert incarne la dernière guillotinée en France, en 1943, pour avoir pratiqué l’avortement, une bombe lacrymogène fut lâchée, qui eut pour conséquence la mort d’un des spectateurs, cardiaque. Les responsables en étaient des catholiques intégristes, qui ne supportaient pas la prière finale qu’Isabelle Huppert souffle avant son exécution : « Je vous salue Marie, pleine de merde. Le fruit de vos entrailles est pourri… »
On imagine combien Claude Chabrol, décédé à 80 ans le 12 septembre, a dû être accablé par cet épisode. Lui qui tenait la bêtise pour un puits sans fond et un champ d’exploration infini pour sa caméra était rattrapé par elle. Mais s’il fallait voir un signe dans ce geste, c’est celui d’une réaction à l’impitoyable cruauté dont les grands films du cinéaste regorgent. Et celui-là, Une affaire de femmes, en est bardé : non seulement à travers le tableau de la société pétainiste, où s’exprime en particulier toute la veulerie masculine, mais surtout dans le portrait de cette « faiseuse d’anges », une victime sans grandeur, aux aspirations petites-bourgeoises, et souvent d’une étrange froideur. C’est dire si dans le cinéma de Claude Chabrol il n’y a jamais de héros vertueux.
Pour repérer ses meilleurs films dans son abondante et très inégale filmographie, on pourrait égrener cette collection de personnages subversifs à force de confondre le mal et le bien, la loi et sa transgression, dans la plus improbable innocence, ou en proie à des névroses presque invisibles et pourtant si dangereuses. C’est, par exemple, Jean Yanne, dans le Boucher (1970), qui, de retour des guerres d’Indochine et d’Algérie, est incapable de maîtriser ses pulsions meurtrières ; c’est Stéphane Audran et Michel Bouquet, dans la Femme infidèle (1969), qui forment un couple anxiogène ; c’est Michel Serrault et Charles Aznavour, dans les Fantômes du chapelier (1982), et leurs rapports maître-esclave qui justifient le crime…
Les Fantômes du chapelier, comme l’impeccable Betty (1992), avec Marie Trintignant, est une adaptation d’un roman de Georges Simenon. Un romancier qui convenait parfaitement au cinéaste, selon son propre aveu, parce qu’il a construit des intrigues « uniquement à partir de ses personnages. Ce sont eux qui fabriquent les événements, jamais le contraire [^2] » . C’est pourquoi les films policiers de Claude Chabrol, ou tout du moins ceux qui en ont les apparences, ne s’intéressent que très secondairement à la résolution de l’énigme. Poulet au vinaigre (1985) et Inspecteur Lavardin (1986), avec l’incisif Jean Poiret en flic anar dynamitant les secrets nauséabonds d’une petite ville de province, en sont deux spécimens emblématiques. Chabrol ajoutait à propos de Simenon : « Chez lui, tout se joue entre la profondeur des personnages et le style. » Là se situait aussi l’ambition du cinéaste.
Cette importance accordée au style, c’est toute l’histoire de la Nouvelle Vague, qui a réussi à hausser le cinéaste au niveau de l’artiste (aux dépens des techniciens, dominants dans le cinéma français des années 1940 et 1950). Chabrol, avec ses amis Godard, Truffaut, Rohmer et Rivette, d’abord aux Cahiers du cinéma, dans les années 1950, où il affirme la singularité formelle d’Hitchcock, d’Hawks ou de Lang, puis dans ses propres films (le Beau Serge, en 1959, tourné grâce à un héritage, inaugure les films de la Nouvelle Vague), place la mise en scène au cœur du cinéma vivant. La mise en scène, c’est-à-dire ce qui fait la marque d’un cinéaste, sa griffe.
Claude Chabrol trouve la sienne assez vite, avec une science du plan (et du rythme) très sûre, qui enserre des personnages en prise avec leurs démons et les conventions mortifères de leur milieu social, le plus souvent la bourgeoisie. Ses films les plus racés et les plus corrosifs se situent en effet dans cette société faussement aseptisée, qu’il connaît bien pour en être issu : ce sont la Femme infidèle, déjà cité, Juste avant la nuit (1971), les Noces rouges (1973) ou encore les Biches, qui montre, dès 1968, un amour saphique. Mais Chabrol a signé deux films, très dissemblables, dont les personnages principaux (des femmes, comme souvent) sont d’extraction sociale plus humble : les Bonnes Femmes (1960) et le très marquant la Cérémonie (1995), avec Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire.
Gourmand dans la vie, boulimique en tant que cinéaste, Claude Chabrol – il l’a suffisamment dit lui-même –, a réalisé des films « pour les impôts » . D’autres, qu’il estimait, montrent aussi de grandes faiblesses : le Cheval d’orgueil (1980), Madame Bovary (1991), l’Œil de Vichy (1993), Merci pour le chocolat (2000), l’Ivresse du pouvoir (2006)… Mais on ne saurait trop en vouloir à un cinéaste qui cultivait la modestie, et qui a fait sérieusement de grands films sans jamais se prendre au sérieux.
[^2]: Le Soir, 12 février 2003.