« Des hommes et des dieux » : Le sacrifice des fils d’Atlas

Inspiré du massacre des moines de Tibhirine, « Des hommes et des dieux »,
de Xavier Beauvois, est un film sur le choix que ces frères ont fait de rester auprès des Algériens en dépit du terrorisme. Résultat d’un sublime engagement.

Ingrid Merckx  • 9 septembre 2010 abonné·es
« Des hommes et des dieux » : Le sacrifice des fils d’Atlas
© PHOTO : DR

La salle de projection, au cinéma du Panthéon, à Paris, était nimbée de chants a cappella. Des voix d’hommes. Et, déjà, l’atmosphère recueillie d’un cloître, comme une invitation à la concentration. On anticipe sur l’odeur humide des pierres, l’ombre du déambulatoire, le clapotis d’une fontaine, l’austérité des repas et des chambres, et cette attention humble et dévouée aux tâches manuelles et au travail de l’esprit. « Comme une terre assoiffée, me voici devant toi, Seigneur. »

Dans Des hommes et des dieux, Xavier Beauvois accorde une grande place au silence. À travers des scènes de prière particulièrement picturales, où l’on voit les huit moines trappistes de ce monastère de l’Atlas baigner dans toutes les lumières diurnes et nocturnes qui pénètrent dans leur chapelle. À travers des scènes de travail, aussi, où l’attention se porte sur les livres de frère Christian (Lambert Wilson) : saint Benoît, le Coran, saint François d’Assise…, les étiquettes posées sur les pots de miel, les serres fermées par frère Christophe (Olivier Rabourdin), les médicaments enveloppés par frère Luc, médecin réputé (Michael Lonsdale)… Mais ces silences sont moins des absences de paroles que des chambres d’échos pour tous les mots qui s’échangent et se répondent entre textes chantés, textes liturgiques, sermons, conversations avec les Algériens – villageois, « terroristes », autorités, armée – et « chapitres ». Soit ces moments où la communauté se réunit pour discuter et prendre des décisions. Inspiré du massacre des moines de Tibhirine en 1996 en Algérie, Des hommes et des dieux est moins un film sur les circonstances de ce drame, non encore élucidé, que sur le choix que ces hommes ont fait de rester auprès des Algériens en dépit de la menace de mort. « Ne manquons pas le ­rendez-vous du sang versé. »

Pourquoi ? Qui ? Le scénario d’Étienne Comar n’évacue pas la question des responsabilités : les moudjahidines ont visage, prénom et organisation, et l’armée est présentée comme le bras d’un gouvernement corrompu, la source d’un mépris sans nom pour celui qui joint les mains devant la dépouille d’un « terroriste ». Surtout, il y a cette scène troublante où un hélicoptère militaire survole le monastère tandis que les moines, serrés dans la chapelle, redoublent la vigueur de leur chant comme pour recouvrir le bruit assourdissant de cette autre menace. Pour autant, là n’est pas le sujet central du film, mais plutôt le cheminement personnel et collectif de ces huit hommes, bientôt neuf, entre le moment où ils mesurent le sort qui les attend et l’arrivée effective de leurs ravisseurs. La fin est connue : sept d’entre eux ont été enlevés le 26 mars 1996, frère Amédée (Jacques Herlin), le plus vieux, au visage christique, faisant figure de miraculé. Leurs têtes ont été retrouvées le 20 mai mais pas leurs corps, laissant planer un gros doute sur l’identité de leurs meurtriers.

Ce dénouement inéluctable enveloppe Des hommes et des dieux d’une tension qui étrangle : ils se préparent à mourir. Sacrifice ? Martyre ? « Je suis devenu moine pour vivre ! » , confie l’un. « Pas de suicide collectif ! » , rebondit un autre. « Mourir pour ma foi, oui, mais mourir ici, est-ce vraiment utile ? », suffoque frère Christophe, qui en perd le sommeil. « Aide-moi, aide-moi ! » , implore-t-il la nuit, son angoisse traversant les murs vers ses voisins comme les cris d’un prisonnier dans sa geôle.

Quelles pensées les agitent ? De quelle manière interrogent-elles leur engagement ? Outre un écho à ce qui fonde le travail intellectuel des ­trappistes, la présence des textes et l’espace accordé à la réflexion dans ce film ouvrent une porte vers un mystère. Pas celui de leur mort, donc, mais de leur dévouement, de la foi qu’ils portent, à Dieu sûrement, mais aussi aux principes qu’ils se sont fixés. Ce n’est pas le sens de leur mort qui vient déterminer leur(s) choix, mais le non-sens d’un départ conduisant à abandonner les villageois dont on les sait proches (et dont on peut regretter que la présence à l’écran s’étiole dans la deuxième partie du film), et qui se sont mis sous leur protection. Protection symbolique d’ailleurs, puisque pas une fois l’idée de se barricader ou de se défendre n’est évoquée. Les moines répètent leur refus des armes et le parti pris de la faiblesse comme manière d’accepter sa condition d’homme, et la condition humaine qui englobe jusqu’à l’assassin.

Des hommes et des dieux montre des hommes transis de peurs et de doutes qui parviennent à dépasser ce qui les dévore pour embrasser un choix collectif. Avec un certain ravissement : voir ce repas où ils se permettent un peu de vin et de musique. La caméra passe de l’un à l’autre, s’arrêtant en gros plan sur des visages mi-résignés, mi-béats, qui évoquent les pèlerins du Caravage tandis que retentit le Lac des cygnes. Entre dernière cène et repas des condamnés. Apothéose qui vient aussi rappeler ces petits moments du film où l’on réalise qu’ils sont aussi des hommes vivant loin de leur famille, pouvant parler d’amour, faire la fête, ricaner en lisant les pages Sport du Monde , se plonger dans les Lettres persanes , avoir de l’asthme, vénérer Tchaïkovski… Activités moins sacrées et poids du corps qu’incarne principalement Michel Lonsdale, attachant toubib de 82 ans.

« Si je partais, reprendrais-je ma vie d’avant, la plomberie, la chorale, les pompiers, le conseil municipal… ? » , s’interroge frère Paul (Jean-Marie Frin). Chant des cygnes… « J’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays… » , commence le testament de frère Christian. Une leçon de foi, une homélie à l’intention de l’État colonial et des généraux, et une riposte sublime au « choc des civilisations ».

Culture
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