« Hors-la-loi » : des audaces et des faiblesses
« Hors-la-loi », de Rachid Bouchareb, en salles cette semaine, aborde sous forme de fiction la guerre du FLN en France. S’il fait ressurgir de vieilles haines nauséeuses qu’il faut combattre, il n’est pas exempt de défauts. Preuve qu’un débat est nécessaire, qui doit permettre aux historiens de livrer leur lecture.
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Qu’après le succès d’ Indigènes Rachid Bouchareb aborde la guerre du FLN en France ne pouvait que susciter l’attente d’un grand film sur un sujet à la fois occulté et important. Le fait que sa sélection au dernier Festival de Cannes ait été l’occasion de vives attaques de la part d’associations pieds-noirs nostalgiques de l’Algérie française, qui ne l’avaient pas encore vu, incitait à espérer qu’il soit de ces œuvres cinématographiques fortes qui savent faire émerger soudain aux yeux d’une société un épisode de son passé qu’elle avait préféré oublier.
Le jour de sa projection, un millier de manifestants s’étaient rassemblés devant l’hôtel de ville de Cannes à l’appel de ces associations et d’élus UMP, pour protester contre un film qu’ils accusaient à l’aveugle de « falsifier l’histoire » parce qu’une séquence de six minutes montrait pour la première fois la répression massive du 8 mai 1945 à Sétif contre un cortège d’Algériens qui avaient osé arborer, lors du défilé de la victoire, ce qui deviendrait leur drapeau national. Accusation absurde qui révèle chez ces protestataires un déni de réalité et une manière de s’accrocher à une mémoire communautaire en tentant de l’imposer comme histoire officielle que nul n’aurait le droit de contredire. Le secrétaire d’État aux Anciens Combattants et maire de Toulon, Hubert Falco, a cherché à opposer au film de Rachid Bouchareb un avis demandé au service historique de la Défense, tandis que les députés de la majorité Lionnel Luca et Élie Aboud se sont scandalisés du cofinancement de ce film par France Télévisions et par le Centre national du cinéma.
N’en déplaise à ces censeurs, un réalisateur a le droit d’ancrer ses œuvres de fiction dans sa propre vision de l’histoire. Et cette séquence sur Sétif est d’autant mieux venue qu’elle est la première à montrer dans un film à large diffusion un épisode historique essentiel.
Hors-la-loi est-il pour autant réussi ? Au cœur de son intrigue, une famille algérienne expropriée de ses terres de la région de Constantine dans les années 1930, quand les trois fils sont encore enfants, se retrouve à Sétif au moment de cette répression. Les trois frères sont séparés. Messaoud (Roschdy Zem) s’engage en Indochine, tandis qu’Abdelkader (Sami Bouajila) et Saïd (Jamel Debbouze) émigrent vers le bidonville de Nanterre. Abdelkader s’engage au Front de libération nationale (FLN) alors que Saïd, passionné de boxe, devient maquereau et fait fortune dans son club de Pigalle. Malgré leurs chemins divergents (à son retour d’Indochine, Messaoud rejoint le combat d’Abdelkader) et la désapprobation par leur mère (Chafia Boudraa) des activités de Saïd, les trois frères ne rompent pas, les revenus de Saïd dans le proxénétisme lui permettant de payer à la fois la police et le FLN.
Rachid Bouchareb et son coscénariste Olivier Lorelle n’ont souhaité ni recourir à des conseillers historiques ni prendre véritablement l’avis d’anciens responsables de la Fédération de France du FLN. Loin de nous l’idée de leur reprocher l’invention audacieuse d’aventures qui n’ont aucun rapport avec les événements réels. Tel ce championnat de boxe organisé par Saïd au soir de la grande manifestation pacifique des Algériens du 17 octobre 1961, sauvagement réprimée dans la capitale. Ou cette rencontre improbable en plein Paris d’Abdelkader avec un agent des services secrets français proche de l’OAS (Bernard Blancan) pour tenter de le convaincre que le combat du FLN est comparable à celui qu’il avait lui-même mené peu avant dans la Résistance. Les auteurs de fiction ont le droit à l’invraisemblable. C’est en n’imposant aucune limite à leur imagination qu’ils parviennent parfois, en inventant des aventures qui s’éloignent de la réalité, à restituer la vérité d’une époque. Mais quand une fiction, à la différence de celles qui restent volontairement dans un temps et un espace non explicitement situés, fait des références précises à des événements historiques, mentionne clairement des dates et des lieux réels, elle choisit de revêtir un aspect documentaire qui lui impose de respecter, un tant soit peu, les éléments essentiels de la chronologie et de l’authenticité des faits qu’elle évoque.
De ce point de vue, si la reconstitution du bidonville de Nanterre est une réussite, le discours prêté à un cafetier membre du Mouvement national algérien (MNA), ce courant du nationalisme algérien qui n’a pas rejoint le FLN, est historiquement faux : contrairement aux propos favorables à la voie électorale qui lui sont prêtés, le MNA proclamait lui aussi que la lutte armée était la seule possible ; leurs divergences étaient ailleurs, dans des querelles de légitimité et la susceptibilité blessée de leur chef historique, Messali Hadj. Mal venue aussi, la prise d’assaut en plein Paris d’un commissariat de police par des militants armés du FLN. Ou encore l’installation d’un faux barrage de gendarmerie dans une forêt proche de Paris par un commando muni d’armes automatiques pour tuer les occupants d’un convoi des forces de police, épisode probablement inspiré de la guerre civile algérienne des années 1990, mais transposé fallacieusement dans la région parisienne des années 1960.
Par ailleurs, si le film fait preuve de courage pour bousculer les tabous français autour du massacre du 8 mai 1945 à Sétif (avec, pourtant, la maladresse que cherchent à exploiter injustement les « nostalgériques » de ne pas avoir montré, en quelques secondes, que les Algériens réprimés ont parfois aussi frappé au hasard des Européens qui n’avaient aucune responsabilité dans les violences), si Hors-la-loi fait preuve de courage pour montrer au public français la légitimité de la lutte d’indépendance algérienne, il est plus timide quand il s’agit d’évoquer au sein de cette lutte certains recours problématiques à la violence. Certes, le film montre Abdelkader comme un tueur sans états d’âme vis-à-vis de compatriotes immigrés : le cafetier du MNA et un ouvrier du bidonville ; mais le premier est lui-même violent et tient un discours trompeur, et le second a volé dans la collecte du FLN pour offrir un réfrigérateur à sa famille. En somme, sa violence est sévère mais juste. Aucune allusion en revanche aux violences contre ceux, par exemple, qui estimaient ne pas avoir assez d’argent pour payer l’impôt du Front, refusaient d’assassiner quelqu’un qualifié injustement de « traître » ou d’appliquer certaines consignes (non généralisées, mais réelles) de fumer ou de boire de l’alcool. On peut regretter que ce film n’ait pas eu davantage le courage de bousculer aussi certains tabous de la mémoire officielle algérienne, que les plus intéressants des intellectuels algériens s’emploient à mettre en débat, car il aurait pu montrer qu’à travers certaines pratiques, l’autoritarisme et l’arbitraire ont commencé à s’installer au sein même de la guerre de libération, avant de triompher dans les années qui ont suivi l’indépendance.
Quant aux Français qui ont aidé le FLN, le film n’évoque jamais chez eux la moindre motivation politique ou morale, il se limite pratiquement au seul personnage d’une jeune femme (Sabrina Seyvecou), dont la préoccupation essentielle est d’essayer de partager le lit d’Abdelkader. Ce n’est certes pas de nature à bousculer les préjugés ethnicisants qui circulent dans une partie de la société algérienne, des années de guerre jusqu’à aujourd’hui, tendant à sous-estimer l’engagement de ces Français qui ont pourtant, par simple souci de la justice et des droits de l’homme, risqué leur vie en soutenant la lutte des Algériens. Si les anciens du Réseau Jeanson étaient aussi peu respectueux de la liberté des cinéastes que ce lobby d’extrême droite qui incite à troubler la diffusion de ce film, et si la liberté qui les a mobilisés ne conduisait pas à protéger les œuvres des créateurs quoi qu’on puisse en penser, c’est eux qu’on aurait pu voir appeler à manifester devant les salles…
Quand Hors-la-loi bascule dans le registre du film de gangster hollywoodien sans égaler les succès du genre, on reste finalement sur sa faim. L’auteur de London River (2009), illuminé par le magnifique Sotigui Kouyaté, est capable de nous offrir beaucoup mieux.