La boîte noire du monde
À Perpignan,
la vingt-deuxième édition du festival Visa
pour l’image a rendu compte d’une planète toujours en transe.
dans l’hebdo N° 1116 Acheter ce numéro
La tête d’un Afghan drapé dans une couverture, à l’abri dans un wagon abandonné sur une voie. Une poignée de migrants escaladant une grille donnant sur le terrain où se déroule la distribution de repas, deux fois par jour. D’autres encore, dans une file d’attente pour glaner aussi de quoi croûter un peu. Ce sont toujours les mêmes produits qui reviennent, dont la date de péremption est souvent dépassée. Difficile de râler, la pitance est gratuite. Une soirée à se tenir chaud autour d’un feu. Un campement de fortune qui tente de passer à travers les mailles des filets policiers. Des impressions d’échappées pas forcément belles. Une arrestation sous un pont. Plus loin, une douche improvisée dans les eaux industrielles usées de la ville. Les jours sont longs, rythmés par les repas, les occasions rares de se rendre en Angleterre. Des jours qui se lèvent, se succèdent, se ressemblent. Noir sur noir. L’image de Carsten Snejbjerg ne connaît pas le blanc. Elle pousse au mieux du côté des gris, au diapason de la jungle de Calais. On estime à 5 millions le nombre de migrants clandestins qui vivent dans l’Union européenne. Beaucoup échouent à Calais, et parmi eux beaucoup d’enfants et d’adolescents afghans, réfugiés, cachés dans la campagne alentour, dans les trains, sous des bâches, confrontés à l’âpre réalité de l’Europe en uniforme.
Également présenté dans la section humanitaire que récompense le prix Care (association de solidarité internationale, non confessionnelle et apolitique), le reportage d’Enrico Dagnino est un autre écho de la migration. À 30 milles de Lampedusa, une frêle embarcation se rapproche de la côte. À l’intérieur, massés les uns contre les autres, hagards, épuisés, 80 hommes et femmes, à court de vivres et d’eau. Ils sont sénégalais, libériens, sierra-léonais, nigérians, libyens. Fouler le pont du Bovienzo , une vedette de la Guardia di Finanza italienne, à bord de laquelle des douaniers gantés et masqués les aident à se hisser, c’est un pas vers la terre promise. Mais, hormis quelques premiers soins, il n’y aura aucune assistance. Ils seront renvoyés à la case départ manu militari. Coups et menaces pour les récalcitrants. Ils ont pourtant payé chacun 1 500 dollars pour faire ce voyage inutile. Ce matin-là, observe en couleurs chaudes le photographe, ils sont les premiers « bénéficiaires » d’une nouvelle politique de lutte contre l’immigration clandestine, imaginée, au mépris des droits de l’homme, par le gouvernement de Berlusconi, en collaboration avec le pouvoir libyen. Le Haut-Commissariat pour les Réfugiés a protesté auprès de l’ONU, le Vatican s’est ému. Les migrants ont beau louer le Seigneur, les louanges sont restées sans réponses. Sur le quai, une trentaine de policiers libyens attendent sans états d’âme de coffrer les naufragés dans les fourgons blindés.
Les reportages de Carsten Snejbjerg et d’Enrico Dagnino, parmi la trentaine d’expositions proposées à Visa pour l’image, donnent le ton de cette 22e édition du festival international de photojournalisme. Un genre qui prouve encore sa vitalité, alors qu’on le dit en sursis depuis longtemps.
Faute de moyens, faute de journaux acceptant des reportages au long cours, faute de reporters assurés de publier leurs travaux. Visa pour l’image a donc l’avantage de proposer des reportages en marge des publications habituelles, et surtout riches de plusieurs dizaines de photographies. Loin d’un zapping ou d’une illustration choc. Entre travaux récents et rétrospectives, non pas une image de William Klein, par exemple, mais une cinquantaine, partagée entre New York, Rome, Moscou et Tokyo. Des cadrages rigoureux, qui jouent avec le temps, le sujet et la matière au fond du sujet, des compositions flirtant avec le sublime, l’air de rien, telle cette couronne de nonnes en extase devant le pape, ou ce ruban de jeunes branleurs sur la plage d’Ostia, façon Vitelloni. Non pas une image encore d’Antonio Bolfo, mais une trentaine, pour raconter l’opération « Impact » d’un département de la police de New York, visant à confronter les plus jeunes de leurs agents aux quartiers les plus dangereux de la ville. Bolfo s’est calé dans la sueur froide de cette immersion dans le Bronx. Malgré leur manque d’expérience et les difficultés de la besogne, les agents sont parvenus à faire chuter le taux de criminalité à grands coups d’arrestations. De quoi détériorer des relations entre des habitants fliqués et des policiers à bout de nerfs.
Toujours dans la Grosse Pomme, dans les entrailles et la pénombre de la ville, des hommes, des femmes survivent dans les replis de campements de fortune, malgré les efforts de la municipalité pour les expulser. Andrea Star Reese livre l’histoire de la résistance et de l’humanité de quelques êtres en marge de la société, au bout d’une impasse, sous un pont, le long d’un tunnel ferroviaire, dans un bâtiment délabré. Ça bricole à l’infini entre l’ombre et la lumière, les éclats acidulés de l’existence. On ramasse des canettes à recycler, fouille les poubelles, tire des fils de cuivre. Foin de misérabilisme, de pathos tremblotant. Reese raconte la vie de ces hérauts de la dignité et de la détermination.
Sismographe d’un monde qui tire la gueule, Visa pour l’image propose à son habitude des reportages récents, collés à l’actualité : le métal radioactif pillé à Tchernobyl (Guillaume Herbaut), les urgences à l’hôpital de Gonesse (Grégoire Korganow), le parcours d’un soldat américain en Irak (Craig Walker), la souffrance des ethnies dans le Caucase du Sud (Justyna Mielnikiewicz), les tribulations commerciales le long du fleuve Congo (Cédric Gerbehaye). Et si peu de thèmes se dégagent, le sentiment religieux occupe nombre de reportages.
À commencer par le regard de Stéphanie Sinclair sur l’Église fondamentaliste de Jésus-Christ des saints des derniers jours (FSDJ), l’une des sectes mormones les plus fermées, et connue pour sa pratique de la polygamie. À suivre par les pratiques de l’islam, saisies par Munem Wasif dans son pays natal, le Bangladesh. Des prières du soir à l’enterrement d’un proche, d’une circoncision aux cours d’arabe pour quelques gamines dans une madrassa , de l’effigie israélo-américaine brûlée lors d’une manifestation contre les attaques israéliennes à Gaza au sacrifice d’une vache… Plus large, le pèlerinage photographique de Kazuyoshi Nomachi témoigne de la relation que les hommes entretiennent avec leur environnement. En images, se succèdent une gigantesque thangka (pièce de toile portant une image religieuse), déroulée au flanc d’une montagne tibétaine, des pèlerins en route pour la ville sacrée de Lhassa, rampant des kilomètres pour exprimer leur dévotion, les ruines du monastère de Toling, une cérémonie à Bénarès, la traversée des dunes algériennes, la célébration du moussem au Maroc, une nuit de ramadan à La Mecque et son flot de pèlerins, d’autres milliers de fervents sur l’altiplano péruvien. À chaque fois, dans un déploiement des couleurs restreint par le cadre, une rencontre entre l’immensité et le nombre. Le tout fixé dans la boîte noire du photojournalisme.