La junte venue du ciel
Récemment réédité, « l’Éternaute 1969 » préfigure, sous une histoire d’extraterrestres,
la dictature militaire
en Argentine.
dans l’hebdo N° 1120 Acheter ce numéro
«Maudite », « prémonitoire » . Deux adjectifs reviennent pour qualifier l’Éternaute 1969, quarante et un ans après sa publication. C’est dire si le titre de cette bande dessinée était bien choisi. Deux dates marquent son destin. En 1969, les lecteurs de Gente – genre de Paris Match argentin – redécouvrent le scénario d’Hector Oesterheld créé en 1957, mais dessiné cette fois-ci par Alberto Breccia. En 1977, Oesterheld est arrêté par les militaires au pouvoir ; Breccia, menacé, cache son travail. Révolutionnaires, l’Éternaute , ses extraterrestres et sa machine à remonter le temps ? Encore faut-il l’écouter, comme le fait le narrateur du récit, qui nous prévient : « Quand l’éternaute se tut, tout était clair, si clair que je fus empli de terreur et de compassion pour lui, pour moi, pour toi, lecteur. Mais n’anticipons pas… »
N’anticipons pas, puisque cette bande dessinée d’anticipation eut plusieurs vies. La première, sous la plume du dessinateur Francisco Solano Lopez, fut longue (de 1957 à 1959), paisible et réaliste. Une « historieta » sans histoires, mais pleine d’aventures. C’est parce qu’elle avait le charme des souvenirs bien digérés que le directeur de Gente fit revivre cette « bande dessinée que […] nous connaissions déjà, et c’est d’ailleurs pourquoi nous avions décidé de la publier dans notre journal » . Monsieur Fontanarrosa n’entendait pas prendre de risques et dut pourtant se justifier auprès de ses lecteurs mécontents. Que s’était-il donc passé ? Alberto Breccia était passé par là : « confus », « incompréhensible », « inintelligible » , le dessinateur fut fustigé. On lui demanda un travail plus commercial. Il refusa. On demanda à Oesterheld d’arrêter. Il refusa. Et « compressa en deux, trois chapitres plus de la moitié de l’histoire » , a raconté Breccia.
L’histoire ? Tout commence dans une banlieue paisible à la mi-nuit. Le narrateur, un scénariste, travaille. Quand soudain un homme apparaît, ou plutôt se matérialise, là, en face de lui. Il est l’éternaute. Ce mot résume « [s]a condition de voyageur de l’éternité, [s]a triste et solitaire condition de pèlerin des siècles » , qui a commencé un soir semblable à celui-là. Le quotidien était alors banal, régulier. Comme tous les vendredis soir, trois amis l’ont retrouvé à la maison pour jouer aux cartes. Femme et fille s’occupaient non loin. Quand soudain – encore – toutes les lumières s’éteignent, et s’installe « le silence absolu ». « Ce que l’on voit par la fenêtre est pire, infiniment pire que le silence… » Un corps à terre, le visage labouré par la mort, une voiture contre un pylône, des flocons de neige empoisonnée. Mélange d’encre de Chine, de collage, de taches chimiques, le dessin de Breccia saisit. Impossible de s’en défaire, impossible d’échapper à la mort blanche. Panique, inquiétude, la normalité, sans un bruit, a disparu.
Que se passe-t-il ? Ils sont six à s’interroger, à espérer de l’aide. La radio délivre un premier – et dernier – message : tout espoir s’envole. « Impitoyable attaque extraterrestre, crachote-t-elle. Trahison inconcevable grandes puissances Amérique du Sud livrée à l’envahisseur pour sauver leur peau mais lutterons même si nous sommes seuls. » Ils sont six, ils ne veulent pas lutter, ils veulent survivre. Les lecteurs de Gente comprennent très bien. Puis certains meurent, l’un des survivants analyse : « Les pays qui nous exploitent, les grandes multinationales étaient déjà nos envahisseurs… Leur neige mortelle c’était… la misère, le retard, nos petits égoïsmes personnels manipulés de l’extérieur. L’invasion est de notre faute, Juan. » Ils luttent. Les lecteurs de Gente comprennent moins ; le directeur s’étrangle. Le dessin de Breccia doit y être pour beaucoup : « Il mélange un réalisme photographique à des images très plastiques, analyse Yann Bagot [^2]. Dans l’Éternaute, me semble-t-il, le dessin transforme les extraterrestres en des entités abstraites, juste là pour nous envahir. Ce qui donne une très grande force métaphorique. »
Mais aussi, pourquoi diable avoir choisi le duo Oestherheld/Breccia ? Le directeur de Gente aurait dû savoir. Se souvenir d’une phrase, dans leur précédente œuvre commune : « Les puissants de toujours d’Argentine sont sans pouvoir, leur pays n’est qu’une colonie. » Mais il n’avait vu que les 60 000 exemplaires vendus en quelques jours, les murs recouverts d’affiches, à la sortie de cette première collaboration entre Oesterheld et Breccia père et fils, Alberto et Enrique. Il en avait oublié le titre. Che. Encore une bande dessinée maudite, la biographie d’Ernesto Guevara. « La répression militaire de 1973 a complètement bouleversé la situation de ce livre, dont la lecture et la possession sont devenues tout à coup extrêmement dangereuses, expliquait Alberto Breccia en 1992. Toutes les planches originales et tous les exemplaires invendus ont été brûlés […], les gens avaient tellement peur qu’ils se sont empressés de brûler eux-mêmes les exemplaires qu’ils avaient achetés. De l’édition originale, il reste à peine trois ou quatre exemplaires […]. »
Retour à l’Éternaute. Nous sommes toujours en 1969, date de parution de la BD, date où se situe le récit. Pour échapper aux extraterrestres, l’homme entre dans une machine, il est propulsé dans le temps, transformé en éternaute, transbahuté de siècle en siècle, jusque dans le bureau du scénariste. Là, il raconte, avant de découvrir la date. 1969 ! L’invasion n’a lieu qu’en 1971 ! Il lui reste donc deux ans, deux ans à partager avec sa femme, sa fille. L’éternaute s’engloutit dans le présent, perd la mémoire de l’invasion, de la terreur, pour retrouver son doux quotidien. Il laisse le double d’Oesterheld, seul dans la page, s’interroger : « Toute cette horreur, toute cette mort ! Est-il possible de les éviter en publiant tout ce que m’a raconté l’éternaute ? Est-ce possible ? »
Éviter l’horreur ? En 1973, la dictature militaire s’installe au pouvoir. En avril 1977, Hector Oesterheld est arrêté. Sa fille Beatriz a été tuée l’année précédente. Puis Diana et Marina, toutes deux enceintes, disparaissent. Estela, l’aînée, est également assassinée. En 1978, la femme d’Hector apprend par l’un des geôliers que son mari vit encore, enfermé dans un centre de rétention et de torture – le Vesuvio, surnommé The Sheraton. Elle ne le reverra pas vivant, mais militera avec les mères et grands-mères de la place de Mai. « Même si elle le considère comme une personne extraordinaire, célébrissime, [Mme Oesterheld] insiste sur le fait qu’il est seulement un “cas de plus” [parmi les 30 000 disparus] [^3]. » Une survivante du Vesuvio témoigne, en mai 2010, lors d’un long procès : celui qui fut, selon Hugo Pratt, « le meilleur des scénaristes » a été contraint par la force d’écrire « sa » dernière bande dessinée dans la salle à manger de son tortionnaire. Breccia a, lui, échappé à la junte. Pourtant, ce dessinateur qui « a systématiquement changé de techniques dans chacune de ses BD » n’a pu se défaire d’une obsession, constate Yann Bagot : « Il y a toujours des gueules de militaires dans l’ombre. » L’éternaute n’en finit pas de revenir.
[^2]: La thèse d’Yves Bagot sur Alberto Breccia ainsi que des planches originales sont à découvrir à la galerie Martel : . À consulter aussi, le site : <www.alberto-breccia.net>.