Le jardinier de la République
Depuis quarante-six ans, Claude Bureaux arpente les allées du Jardin des Plantes pour veiller sur ce grand musée du vivant. À deux ans de la retraite, il raconte son parcours et sa passion pour la nature.
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La voix est forte, comme pour impressionner ses amis les arbres plusieurs fois centenaires ou faire frissonner les orchidées, la barbe est superbe, et le costume de velours noir rehausse parfaitement le personnage, qui arpente le Jardin des Plantes, à Paris, depuis quarante-six ans. Sur son bureau, pas d’ordinateur ; dans sa poche, pas le moindre téléphone portable. Claude Bureaux est de son temps puisqu’il anime la chronique « Jardinage » de France Info, mais il choisit soigneusement les outils de sa modernité. Non par dédain, mais parce qu’il préfère les contacts humains, la discussion, voire les engueulades si nécessaire. Il est imposant et il s’impose, comme un monument presque historique.
Au cœur de ce grand musée du vivant, il reste l’image même de la vie, passerelle passionnée et passionnante entre un passé où les jardiniers régnaient en maîtres et un présent où les responsabilités se diluent dans une hiérarchie. Il a découvert le Jardin des Plantes dès son plus jeune âge, lorsque sa mère, concierge dans un immeuble de l’île Saint-Louis, lui apprenait à marcher dans ce qui était encore un lieu de promenade populaire. À cette époque, autour de « son » jardin, il y avait déjà la Grande Mosquée, mais surtout la Halle aux cuirs, traitant ses peaux dans la Bièvre souterraine, transformée en égout depuis un siècle. Pour oublier l’odeur, il suffisait d’aller humer la Halle aux vins, à l’autre bout du jardin, d’où s’écoulaient les pires picrates de France. Deux monuments aujourd’hui disparus. Le quartier était peuplé d’ouvriers et d’employés, et Claude Bureaux s’y est toujours senti à l’aise. Lui dont toute la famille, ouvrière, était dans le compagnonnage ou le bâtiment. Quand il annonça qu’il serait jardinier, la famille fit la gueule : un boulot de serviteur, voire de larbin au service des riches et des aristos, objectaient ses proches. En souvenir de ce milieu familial fortement ancré à gauche, sans doute, il hissa des drapeaux noirs et rouges sur les grilles du Jardin des Plantes dès le début du bouillonnement de Mai 68. Il créa un Comité d’action du Muséum, qu’il transformera plus tard en section CFDT.
Alors pourquoi l’horticulture ? « J’étais un gamin de Paris issu de l’élite ouvrière, mais, au bout de l’île Saint-Louis, il y avait un jardin. Un jardinier m’y montrait des choses passionnantes. Dans la cour de notre immeuble, un vieux monsieur me passait ses numéros de Rustica [^2]. Je les lisais avec passion. J’avais contracté un virus qui ne m’a jamais quitté. Le certificat d’études en poche, j’ai annoncé que je serais jardinier. Stupeur et réprobation. Mais je me suis entêté, et on m’a envoyé en apprentissage à Montreuil, chez un maraîcher, tout près des murs à pêches. Comme j’avais l’air intelligent, celui-ci m’envoya à l’École Dubreuil, l’école d’horticulture de Paris ; deux ans plus tard, sur la recommandation d’un ami, présenté par ma mère car j’étais mineur, je suis entré au Muséum comme auxiliaire au service des cultures du Muséum. En ce temps-là, il était encore facile de trouver un boulot. »
Vingt ans plus tard, ayant passé des concours internes et conquis l’estime de ses pairs et des scientifiques, Claude Bureaux fut nommé chef jardinier tout en continuant à militer. Au PSU jusqu’à sa disparition et à la CFDT, devenant le poil à gratter de la vénérable institution. Aujourd’hui, il est chez les Alternatifs. Son modèle, sa référence : André Thouin, ce chef jardinier élu du Tiers État qui arracha à la Convention la création du Muséum national d’histoire naturelle en 1793 et le protégea des excès révolutionnaires. Tout comme Claude Bureaux, qui, en 1968, après avoir mis la vieille institution en émoi pour avoir entraîné ses camarades dans la ferveur revendicative, fit fermer les grilles du Jardin des Plantes pour le protéger d’un éventuel saccage, vu la proximité de la fac de Censier. Depuis des années, déjà, il se frottait avec des scientifiques aussi éminents que Jean Dorst ou Théodore Monod. Il contribua à dépoussiérer une institution très mandarinale et finit par siéger au conseil d’administration. Avec beaucoup des naturalistes qu’il fréquentait, il partageait une ancienne tradition : habiter sur place. Aujourd’hui, il est le dernier à vivre sur le territoire du Jardin des Plantes.
« Dans deux ans, quand je partirai, mon logement sera transformé en bureau. Ce fut un privilège de vivre ici, avec un jardin potager, d’aller au bureau à pied. Maintenant, mes enfants se rendent compte de la chance qu’ils ont eue. Ce fut aussi une sujétion, car j’étais le premier qu’on réveillait en cas de problème. Comme lors de la tempête de 1999, quand nous avons perdu tant d’arbres, quand le vieux platane planté par Buffon au XVIIIe siècle oscillait sur ses racines et que j’ai dû passer dessous en courant, pensant qu’il allait me tomber dessus. Mais cette présence me donnait aussi un contact permanent avec les professeurs, y compris les plus traditionnels. Nous n’étions pas du même monde, notamment politiquement, mais nous avions une passion commune qui nous rapprochait. Alors que maintenant il existe une hiérarchie, des chefs et des sous-chefs… » Tout a changé autour de celui qui rappelle que, si son collègue radiophonique Alain Baraton, à Versailles, porte encore le titre de « jardinier du roy », lui est fier d’avoir été le dernier jardinier de la République.
Aujourd’hui, Claude Bureaux n’est plus chef jardinier mais, victime des principes de la progression hiérarchique, « responsable de la mission de la diffusion des connaissances et des relations publiques ». Mais sa passion pour les plantes et les arbres est restée intacte. Installé pour une photo devant un rhododendron, il ne peut s’empêcher de regretter que l’on n’ait plus le temps d’ôter les fleurs fanées pour permettre à l’arbuste de reconstituer ses forces pour l’année suivante. Puis, pour le plaisir, il débusque sous l’arbuste un jasmin du Japon qui embaume.
Sur la question de l’usage des pesticides, la passion le submerge et l’entraîne dans un long cours de jardinage qui s’achève sur un aveu ponctué de son rire tonitruant : « J’ai été formé à l’école du tout-chimique, j’ai été un sacré pollueur ! Ici, dans les années 1970, les écologistes passaient pour des hippies, des barjots. Les trotskistes faisaient la chasse aux écolos, ils étaient tous adeptes de la science dure, ils ne se posaient aucune question. Mais René Dumont nous a marqués. Alors, dans les années 1980, nous avons commencé à changer, et j’ai introduit progressivement le “zéro produit chimique”. Mais les purs et durs de l’écologie ne nous ont pas aidés ; quand je voyais, au salon Marjolaine, un type essayer de me vendre un CD pour faire pousser les plantes, je me disais qu’ils ne rendaient pas service à ceux qui veulent changer les modes de culture. » Il raconte comment, dans les réunions avec les associations de jardiniers amateurs, il lui a fallu (et il lui faut encore) être prudent et ne pas brusquer les habitudes. Surtout avec ceux pour lesquels les récoltes potagères sont vitales : « Il faut être pédagogue pour que tout le monde devienne progressivement raisonnable. »
Jeudi 24 juin, Claude Bureaux était en grève, « même si cela n’a pas beaucoup de sens au poste [qu’il] occupe » , et en suivant la manifestation, qu’il n’aurait manquée pour rien au monde, il a sans doute autant regardé les arbres le long du défilé que les pancartes, lui qui est heureux « d’avoir cotisé cinquante et un ans au nom de la solidarité ».
[^2]: Pour en savoir plus sur Claude Bureaux, lire Sur les pas d’un maître jardinier, Rue de l’Échiquier, 12 euros.