Le paludisme, l’autre fléau birman
Les Objectifs du millénaire de l’ONU sur la maîtrise du paludisme pour 2015 sont loin d’être atteints. En cause, un régime militaire fermé, mais aussi une frilosité internationale envers l’action médicale. Reportage en Birmanie.
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Elle vient de marcher des heures sous la chaleur de la mousson. Le longyi – ce long tissu croisé à la taille – légèrement relevé, elle avance péniblement. La démarche est forcément chaloupée. Cette femme Karen, une des ethnies de l’est de la Birmanie, est presque au terme de sa grossesse. Tenant un jeune enfant par la main, elle s’apprête à traverser la rivière Moei, qui sépare la Birmanie de la Thaïlande. La dernière étape du périple se fait sur une embarcation incertaine, juste à côté des bateaux rutilants de riches Thaïlandais venant jouer au casino installé du côté birman. La femme, elle, joue et risque plus gros. Car dans cette zone endémique de paludisme, elle doit faire un test rapide toutes les semaines. La maladie, parasitaire et transmise par les moustiques, peut être très grave pour elle et son futur enfant. C’est l’un des fléaux de la Birmanie et la première cause de mortalité infantile dans ce pays. Et les torts sont plus partagés qu’on ne l’imagine.
Des cliniques comme celle où cette femme enceinte reçoit des soins, il y en a six le long de la frontière, côté thaï, dans cette zone qui borde l’État Karen. Elles ont été mises en place par l’unité de recherche contre la malaria Shoklo (SMRU) du programme de médecine tropicale des universités d’Oxford et de Mahidol en Thaïlande. Côté birman, une zone de cessez-le-feu entre une des armées Karen et l’armée birmane ; côté thaï, des soldats qui voient d’un bon œil les profits d’un trafic commercial illégal en direction de la junte. Tous tolèrent ceux que l’on appelle ici des « cross-borders », ceux qui viennent à la journée chercher soins ou travail en Thaïlande. « L’important, c’est d’être géographiquement présent sur une large zone. L’enjeu, avec le paludisme, c’est de détecter tôt et de traiter immédiatement pour éviter la propagation », explique François Nosten, directeur de SMRU. Car l’homme, en transmettant de nouveau le parasite aux moustiques, est aussi un vecteur de la maladie.
À Mae Sot, la ville thaïlandaise frontalière, les migrants peuvent aussi se faire soigner dans une clinique fondée par le docteur Cynthia, médecin birmane exilée depuis vingt ans. Elle et les médecins « Back-Pack », qui pénètrent illégalement sur le territoire birman pour prodiguer des soins, forment le cœur d’un activisme médical et démocratique. Un militantisme, appuyé par des démocrates birmans en exil et des ONG étrangères, en nombre dans la ville.
François Nosten se montre pourtant sceptique quant à leur action médicale. « Ils ont une aura politique, ils font du lobbying. Mais ce ne sont pas des spécialistes de santé publique. Leur ennemi, c’est la junte, pas le paludisme. » L’expert s’est longtemps inquiété des traitements inappropriés qui pouvaient être délivrés : « Pour éviter les résistances, il ne faut pas traiter tous les cas de fièvre comme s’il s’agissait de paludisme, et il faut donner une combinaison de traitements, non une monothérapie. » Alors que même le ministère de la Santé birman préconise depuis 2002 cette approche correspondant aux recommandations de l’OMS, les « Back-Pack » ne l’ont adoptée que depuis l’an dernier, selon leur directeur exécutif, Mahn Mahn. Le risque d’apparition de résistances est réel, et depuis trois ans une nouvelle forme de parasite, apparue au Cambodge, est décrite dans l’Asie du Sud-Est. Elle pourrait être moins sensible à l’artémisinine, le dernier traitement efficace contre les formes graves, ce qui n’avait jamais été observé auparavant.
Personne aujourd’hui ne peut être certain de la présence de cette souche en Birmanie, mais le pays apparaît comme le point faible des mesures de confinement. « Il ne faut pas céder au catastrophisme, la diffusion semble lente. Mais, en l’absence de traitement alternatif, il est important de surveiller et de tenter l’éradication dans la zone. La couverture est satisfaisante au Laos, au Cambodge et dans d’autres pays d’Asie du Sud-Est. Le risque, avec une mauvaise gestion en Birmanie, c’est la propagation au Bangladesh voisin et à terme à l’Afrique » , juge Jacques Le Bras, professeur de parasitologie à l’hôpital Bichat. Par le passé, toutes les souches résistantes aux traitements successifs ont émergé dans le creuset sud-est asiatique. Et la mauvaise gestion superficielle observée à Mae Sot n’est que le reflet d’une réalité bien plus complexe.
À Rangoun, la mousson bat son plein en ce mois d’août, les moustiques prolifèrent. Mais ici, dans l’ancienne capitale, pas de paludisme. Les ONG étrangères, dont les bureaux nationaux sont installés ici, doivent aller travailler plus loin, dans ces divisions périphériques, forestières ou montagneuses à la lisière de la Chine, du Laos ou de la Thaïlande, où le parasite sévit. Les traitements fournis en 2009, plus de 400 000 selon le Three Diseases Fund (3DF), fonds européen et australien, masquent un nombre de cas qui pourrait être bien plus élevé, autour de 5 millions par an, selon un médecin humanitaire. Pour lui, le sous-investissement étranger dans la santé est flagrant à l’intérieur du pays. « Alors que 150 dollars par personne et par an sont dépensés aux frontières, en Thaïlande, seuls 3 dollars par personne entrent en Birmanie. » Pour le paludisme, seulement 0,01 dollar. Le pays et ses habitants ont beaucoup souffert du départ du Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme en 2005, une perte de 90 millions de dollars sur cinq ans. À l’époque, ce fonds, qui pourrait revenir dans le pays en janvier 2011, avait justifié son départ par des difficultés à mettre en place ses programmes. La junte empêcherait le déplacement des humanitaires. Si les négociations peuvent être longues en effet, selon Mikko Lainejoki, chef exécutif du 3DF, qui a pris le relais du Fonds mondial en 2005, « toutes nos demandes de déplacement, sauf quatre, ont été acceptées. Notre expérience de bailleur, c’est que les donneurs peuvent être assurés que l’aide sera utilisée efficacement. Notre réussite a certainement joué lors des négociations pour le retour du Fonds mondial » . Les fonds européen Echo et britannique Dfid font part d’expériences similaires, et les humanitaires réfutent toute éventualité de corruption. Pourquoi alors une telle réticence sur l’aide humanitaire ? Le pays, dominé par une junte militaire, a mauvaise réputation et se voit placé par les nations occidentales sous sanctions économiques, présentées comme ciblées et largement saluées par les militants pour la démocratie.
« Il y a une autocensure humanitaire jointe au discours sur la nécessité d’ostraciser le pays, même si l’on s’accorde officiellement à dire que l’on veut à la fois plus d’aide et plus de sanctions » , analyse Renaud Egreteau [^2], chercheur attaché au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri). La perception serait ainsi, selon lui, faussée par des discours passionnels véhiculés par les activistes. Ou comment l’émotion pourrait desservir le but à atteindre. Depuis le passage du cyclone Nargis en 2008, les discours évoluent cependant. « Les humanitaires ne sont pas instrumentalisés financièrement par la junte pour garder prise sur des régions éloignées et rebelles, comme on peut le voir parfois en Afrique » , reconnaît Isabelle Dubuis, présidente de l’association militante française Info-Birmanie. « Il y a certainement eu des pressions politiques sur les dirigeants du Fonds mondial pour forcer son départ. Jusqu’à Obama, la politique d’aide à la Birmanie était uniquement tournée vers les frontières du pays. »
Derek Tonkin, ancien ambassadeur britannique au Vietnam, au Laos et en Thaïlande, et directeur de Network Myanmar, dénonce cette frilosité humanitaire, « qui empire la paranoïa des généraux au lieu de les encourager à négocier » . Selon l’image développée par l’historien birman Thant Myint-U, il y a deux murs autour de la Birmanie, celui érigé par la junte et celui du rejet occidental. Mais les parasites du paludisme, eux n’en ont que faire.
[^2]: Le Pays des prétoriens, histoire de la Birmanie contemporaine, Fayard, 20,90 euros, en librairie le 22 septembre.