Un retour de l’hétérodoxie ?
dans l’hebdo N° 1120 Acheter ce numéro
Qui ne pourrait se réjouir du manifeste des économistes « atterrés » (belle trouvaille) ? Il faut « desserrer l’étau de la finance » , désarmer les marchés financiers, disons-nous à Attac, pour permettre d’autres choix de politique économique. Les ravages de la finance globale et le scénario présent de mise en coupe réglée des États par les marchés financiers, agences de notation et industrie financière sont parfaitement décryptés. Des centaines d’économistes ont signé. Dans le contexte
des politiques d’austérité, c’est un éclairage et une pierre de plus pour refuser la « réforme » des retraites et l’inaction en matière financière. Donc acte.
Ce manifeste suffit-il pour parler d’une hétérodoxie retrouvée, d’une rupture par rapport à la pensée unique, à l’orthodoxie économique ? Cette dernière repose sur trois piliers essentiels. Le premier découle du libéralisme économique, c’est la foi en l’autorégulation des marchés, ici des marchés financiers, et la croyance en leur efficience et leur supériorité pour répartir le capital et les richesses de la manière la plus optimale, pour le bonheur du plus grand nombre. Ce premier pilier est soigneusement scié dans ce manifeste.
Le deuxième pilier est la suprématie de la rationalité économique : elle porte sur les choix « rationnels » des moyens et institutions les plus efficients pour produire, indépendamment du but à atteindre. Or, ce manifeste n’interroge pas lui-même les finalités de l’activité économique : la contestation du marché comme modalité d’allocation du capital et son remplacement par des mécanismes « efficients » d’encadrement et de réglementation n’éclairent pas à eux seuls la finalité de la production et son impact. Cette finalité, indiscutée, est en fait la croissance, avec certes une allusion à la « croissance soutenable » et à des conversions écologiques et sociales. Non sans un certain européo-centrisme, le modèle de référence est explicitement celui de la croissance d’après-guerre en Europe, comme si ce modèle d’accumulation infinie des richesses pouvait être raisonnablement poursuivi et comme s’il était universalisable.
Le troisième pilier est précisément le paradigme de l’expansion infinie. Le manifeste s’inscrit dans la controverse entre les keynésiens, qui privilégient la demande (consommation et investissement) pour soutenir l’expansion, et les économistes orthodoxes, qui privilégient l’offre (le profit) en favorisant la concurrence, la baisse des prélèvements sur les entreprises, la flexibilité du travail. Peut-on se contenter de privilégier la demande sans s’interroger sur le système des besoins et sur les capacités matérielles à supporter la croissance ? Il est justement écrit que la « macroéconomie n’est pas réductible à l’économie domestique » , que les politiques économiques ne peuvent être réduites à la gestion familiale et privée. Il faudrait cependant ajouter que la macroéconomie elle-même n’est pas un circuit qui s’alimenterait seulement du capital et du travail, que les économies s’inscrivent dans des écosystèmes dont elles dépendent, qu’il existe des destructions irréversibles et que le capital technique ne peut infiniment se substituer au « capital » naturel. Arraisonner la finance ne suffira pas à réguler les marchés des matières premières et des denrées alimentaires, car les variations de prix qui s’y manifestent tiennent aussi à l’épuisement et à la dégradation des ressources.
Le consensus autour de la croissance a été un des facteurs majeurs de basculement d’une part de la social-démocratie vers des politiques néolibérales : la libéralisation des marchés devait permettre l’expansion et la réduction des inégalités. De même, le rapport Stiglitz pour les Nations unies, qui a le mérite de lier les crises, après une déconstruction sévère de la finance libéralisée, finit par s’en remettre au libre-échange et aux règles de l’OMC pour « retrouver la croissance » . Soyons atterrés jusqu’à prendre en compte l’avancée des recherches sur les illusions de la croissance [^2].) et la nécessité de décrocher le bien-vivre, la justice, la solidarité de cet impératif religieux.
[^2]: Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, Jean Gadrey, Les petits matins, Alternatives économiques, 192 p., 15 euros (sortie le 7 octobre