A contre-courant / Allemagne salée sucrée
dans l’hebdo N° 1122 Acheter ce numéro
Il y a bien des raisons de critiquer la politique allemande. Depuis le début des années 2000, elle consiste en un cocktail parfaitement néolibéral : austérité salariale (le salaire réel moyen n’a pas augmenté depuis 1998), lois Hartz IV réduisant drastiquement les droits des chômeurs, austérité budgétaire, etc. Comme toujours avec le néolibéralisme, les résultats obtenus sont loin des promesses : les profits et les inégalités ont explosé, mais la demande intérieure est en berne, la croissance du PIB aussi (+ 15 % entre 1998 et 2008 contre près de 25 % en France et près de 30 % dans le reste de la zone euro), et l’emploi a moins progressé qu’ailleurs (+ 5 % entre 1998 et 2008 contre un peu plus de 10 % en France et près de 20 % dans le reste de la zone euro). La part de la production allemande destinée aux exportations est passée d’environ 25 % au milieu des années 1990 à près de 50 % depuis le milieu des années 2000. L’Allemagne fait donc mieux que la Chine, où les exportations représentaient environ 35 % du PIB en 2007 (mais moins de 30 % en 2009, à la suite de la crise internationale et du plan de relance interne). Ou plutôt pire.
Car c’est bien une politique du pire dont il s’agit. Par construction, cette politique de désinflation compétitive est un jeu à somme négative : le pays qui pousse le plus loin l’austérité salariale peut espérer tirer sa croissance par les exportations et prendre ainsi des marchés et des emplois aux autres. Mais si tous les pays cherchent à le faire, c’est la dépression cumulative de la demande qui s’enclenche. Lancée par la France dans les années 1980 (bravo les sociaux-libéraux !), amplifiée par l’Allemagne depuis dix ans, favorisée par le passage à l’euro (lequel met fin aux possibilités de contrebalancer par la variation du taux de change, d’où les difficultés sans fin de la Grèce, de l’Italie ou bien encore de l’Espagne), cette politique précipite chaque jour un peu plus l’Europe vers l’abîme. Les pays européens (France en tête) représentent la principale destination des exportations de l’Allemagne (près des trois quarts en 2009). C’est donc à eux qu’elle prend l’essentiel des marchés et des emplois. Aux États-Unis, un vaste débat agite les économistes et le Congrès sur l’opportunité de déployer un nouveau plan de relance. Dénommé mini stimulus, celui initialement proposé par la Maison Blanche, en juin 2010, s’élevait tout de même à plus de 250 milliards de dollars. Pendant ce temps, en Europe, c’est la course à qui annoncera le plan d’austérité le plus drastique.
L’IG Metall, après plusieurs grèves d’avertissement, vient d’obtenir une revalorisation non négligeable des salaires (+3,6 % en octobre). Est-ce le signe d’un retournement vers la croissance interne ? On ne peut que l’espérer. Une autre bonne nouvelle nous vient d’outre-Rhin. Siemens s’est engagé sur une garantie d’emploi à vie, avec clause de non-délocalisation, pour ses 128 000 salariés en Allemagne. On peut et on doit pinailler sur certaines dispositions de cet accord (notamment le fait qu’il est révisable en 2013). Reste l’essentiel. Comme me le faisait remarquer un expert au service des comités d’entreprise, si un syndicaliste demande à un chef d’entreprise de l’Hexagone de s’engager sur un tel accord, la réponse est malheureusement assurée : « Je ne comprends pas votre demande ! » En Allemagne, mais cela vaut pour bien d’autres pays, il est encore inscrit dans les têtes, malgré le déferlement néolibéral de ces dernières années, que le travail et l’entreprise ne peuvent exister sans un certain respect du travail manuel, un certain sens du collectif et de la coopération. La lutte des classes existe. Mais l’intérêt général existe aussi. Partant, l’intérêt collectif de l’entreprise n’est pas considéré comme réductible aux seuls intérêts des actionnaires. En France, à tous les niveaux, et osons le dire, bien au-delà des seuls libéraux, c’est l’inverse qui prévaut, du moins en termes de représentations. Le travail manuel y existe certes, comme ailleurs, à l’instar (comment pourrait-il en être autrement ?) des collectifs de travail et de la coopération. Mais ils ne sont pas reconnus pour ce qu’ils sont, soit l’essentiel. D’où la déréliction ambiante. Il n’est jamais trop tard.