A contre-courant / Économistes atterrés : la suite
dans l’hebdo N° 1123 Acheter ce numéro
Le Manifeste des économistes atterrés, à sa modeste façon, est l’une des manifestations du nouveau type de mouvements sociaux que la crise rend nécessaire en France et en Europe. Un mouvement qui conteste l’hégémonie des couches rentières et de l’industrie financière, et qui avance ses propres solutions en rupture avec les logiques néolibérale et xénophobe. Un mouvement unitaire, massif, radical, européen.
Un mouvement unitaire : le manifeste (qui sort en librairie le 3 novembre) ne rassemble pas que des économistes habituellement qualifiés « d’hétérodoxes », ceux qui assument un positionnement scientifique minoritaire, voire marginal, dans le champ académique. Il inclut, plus largement, des chercheurs qui – à l’image, toutes proportions gardées, des Stiglitz ou Krugman –, sans avoir rompu avec une méthodologie individualiste, réfutent les hypothèses simplistes qui sont à la base des préceptes néolibéraux.
Ce caractère large permet au manifeste de toucher massivement la profession : plus de 1 300 signataires, dont une très grande majorité d’universitaires. Mais il n’empêche pas la radicalité. Le manifeste vise la clé de voûte de l’édifice idéologique néolibéral : l’hypothèse de l’efficience des marchés financiers. Il réfute la prétention de l’industrie financière à déterminer les orientations de l’économie et de la société. Il avance des mesures fortes de rupture avec le néolibéralisme – comme le contrôle et la taxation des flux financiers, la monétisation de la dette publique, voire son annulation partielle ou totale, une fiscalité européenne fortement redistributrice, une remise en cause de la libre circulation des capitaux et des marchandises… Certes, comme le remarquait Geneviève Azam dans cette colonne il y a trois semaines, le manifeste ne rompt pas avec l’idéologie de la croissance. Mais il permet – enfin – l’ouverture de ce débat essentiel au sein de la communauté des économistes, comme l’a montré le colloque organisé par les économistes atterrés à Paris le 9 octobre.
Tout cela n’aurait pas été possible avant la crise européenne. La crise financière de 2007-2008 avait montré la faillite de la dérégulation financière. Mais, dans un premier temps, les États, sous l’emprise de la nécessité, avaient semblé répudier les dogmes : relance budgétaire, nationalisations de banques, interventions publiques massives… La crise grecque a montré qu’il n’en était rien : les gouvernements européens ont contraint la Grèce – et se contraignent eux-mêmes – à satisfaire les exigences des spéculateurs financiers sans avoir pris aucune mesure significative de régulation à leur encontre. Surtout, cette crise a dévoilé la faillite de l’Union européenne. L’euro était supposé construire une zone de coopération économique. Mais la concurrence sociale et fiscale (remportée la première par l’Allemagne, la seconde par l’Irlande…), la liberté de circulation des capitaux, la dérégulation et les privatisations ont aggravé la concentration des revenus et des pouvoirs, creusé les inégalités entre pays et au sein de chaque pays. Les États et les institutions européennes se sont volontairement privés des outils budgétaires et politiques nécessaires à la construction de solidarités continentales. La crise financière a provoqué d’énormes déficits publics. Les marchés financiers ont pu mordre la main des États qui les avaient sauvés, poussant ceux-ci à imposer aux populations des plans d’austérité généralisée sous l’égide du FMI et des agences de notation financière.
Ce constat est si incontestable qu’il déstabilise le pseudo-consensus « pro-européen ». Non seulement les politiques néolibérales ne sont pas les seules compatibles avec le projet européen, mais elles sont l’obstacle direct à de vraies solidarités européennes. Les lignes qui séparaient les « camps » du non et du oui au TCE commencent à bouger. Le traité de Lisbonne apparaît à tous comme dérisoire par rapport aux enjeux de la crise européenne. Pour stopper les dérives xénophobes et racistes qui montent partout en Europe, il n’y a qu’une voie : construire des alternatives solidaires en Europe. De nombreux économistes veulent s’y atteler, en France et en Europe. Avec les scientifiques d’autres disciplines, et avec les citoyens.