Austérité, austérité

Paul Pavlowitch  • 28 octobre 2010 abonné·es

L’austérité avait été générale. Inévitable dans l’après-guerre. Les États avaient ruiné les populations survivantes et ce n’était pas là une grossière tactique de banquiers afin d’éponger la banqueroute due à leurs spéculations. Non. Il n’y avait plus rien. Les rares automobiles dataient d’avant la guerre, les formes et les images étaient anciennes. Le monde était démodé. Nous, les plus petits, étions frappés par ce constat irrésistible : tout était vieux et abîmé. La vie était lente, nous pouvions nous faufiler et disparaître à notre aise. Les adultes étaient comme maintenant : bouchés. Nous extorquions notre liberté.

Chez nous, notre famille anglaise (une branche rescapée) nous envoyait des friandises, des tricots et des chaussures (pas fameuses) mais c’était chaque fois une surprise délicieuse en provenance d’un pays où l’austérité était encore plus extrême. En revanche, on devait y passer : une cuillerée d’huile de foie de morue chaque matin, et c’était mon père qui officiait. Impossible de se tailler. L’Europe était détruite. Les gens étaient pauvres et les riches ne paraissaient pas ; ils se tenaient prudemment à carreau.
Dans la rue de mon enfance, il y avait un terrain vague, maison démolie par les combats, royaume et champ de bataille des bandes du quartier ; dissimulés dans un trou d’obus nous y fumions des cigarettes à l’eucalyptus, et Armand, loustic rusé, nous montrait les diverses façons de boire de la limonade au goulot.

En face, le petit mécanicien italien réparait de vieilles Bugatti bleues ; je le regardais avec un grand bonheur, il me laissait m’installer au volant ou alors je restais planté devant le minuscule atelier de Monsieur Silvio Pucci, italien aussi et menuisier sis au rez-de-chaussée de l’immeuble de madame Goujon. La façade de la vieille maison était percée de gros trous : « Ils tiraient depuis le Château » , m’avait dit un jour le menuisier, « ils », c’était les soldats ennemis. Ça laissait rêveur. Plus bas, rue des Potiers, un homme cardait la laine des matelas fatigués. Devant chez lui aussi je m’arrêtais pour le regarder faire chaque fois que je rentrais de l’école. Leur métier, bien plus que le travail, était sidérant. Ils aimaient ça, ils faisaient les choses lentement. Parce que les artisans, les ateliers et les métiers n’étaient pas ces mots vidés de leur sens que les sociétés commerciales et autres organisations politiques ont détournés. Non, il n’y avait pas encore d’« ateliers de réflexion » ni d’« universités d’été » et autres « week-ends-établis » réservés aux cadres conformes, comme je l’ai lu récemment. On voit que je date d’il y a longtemps et même d’avant l’écologie. Mes filles constatent que nous vieillissons et n’en demandent pas trop, et pourtant je suis celui qui veille à trier les ordures, je ferme les robinets (qui fuient) derrière tout le monde. J’ai changé les fenêtres et les portes qui fuyaient, elles aussi. Enfin j’ai remplacé (presque) toutes les ampoules au profit de ces trucs horribles qui hésitent et lâchent péniblement une lumière d’agonie. Je date d’avant mais je me tiens au courant.

L’austérité ne peut pas me faire très peur ; avec le temps, c’est un plaisir évident que de ne pas se dépenser en âneries et charges ; j’y retrouve la simplicité des années 1948-1955. Il faut ajouter de suite que l’austérité d’alors avait aussi une dimension éthique , c’était un moyen collectif . Pas l’austérité actuelle – cette escroquerie –, pas la ceinture réservée aux gens modestes tandis que les riches deviennent franchement dégueus à force d’entasser leurs millions d’euros ou de dollars. Ils fichent la nausée. À croire qu’ils ne craignent plus la révolution, ces crétins. À ce propos – simple digression –, j’ignorais que les gendarmes français avaient le droit de tirer à coup de pistolet sur un type menotté. Maintenant je les regarde autrement.

Pas que le temps passé ait été si lumineux. Non. Loin de là. Je me souviens quand j’allais au ciné (au Cinéac) le jeudi après-midi parce que ma grand-mère me donnait les trente centimes de la séance (on n’avait pas le droit de rester deux fois). À part les westerns, le reste, avec Martine Carole, Fernandel et Sacha Guitry, était tarte à pleurer. « Les pauvretés qui dominaient les conceptions culturelles et sociales de cette époque […], la jeunesse actuelle aurait beaucoup de mal à les imaginer » , constatait justement un type. Et la vie publique pas mieux : elle allait de pair avec l’indigence politique.

Chaussés de souliers à triple semelle de cuir pour la prestance, les élus portaient de gros pardessus sur des costumes épais. Ils marchaient lourdement, aussi lourds que les idées qu’ils défendaient. Le monde adulte était minable, mais les enfants comprenaient parfaitement, qui se tenaient à distance et profitaient de la séparation entretenue par les vieux, lesquels ignoraient ce que les jeunes auraient pu leur apprendre. C’était tout bon pour nous. Une liberté que les mioches n’ont plus, mais les adultes, il me semble, continuent de ne pas comprendre.

Les nouveaux comiques de la télévision me font pleurer, je les fuis, et entre les  400 coups de Truffaut et Avatar , par exemple, on voit comment la forme actuelle est là pour nous bourrer le mou. Masquer la nouvelle pauvreté du produit. C’est logique, le commerce a pris toute la place, et qui espère encore de plus hautes réalisations que l’abondance promise par les politiques ? La consommation se fout de nous. Non ?

Digression
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