Changer d’ère / À quoi sert l’argent de la vieille ?
dans l’hebdo N° 1124 Acheter ce numéro
De quoi l’affaire Bettencourt est-elle le nom ? De la collusion du pouvoir et de l’argent fou ? De la déliquescence d’une technocratie arrogante qui a perdu ses repères ? D’une classe politique médiocre et corrompue par les affaires ? En ce cas, ce serait plutôt le nom de l’affaire Woerth. Le nom du climat délétère de fin du sarko-berlusconisme, alors ? Certes, mais le destin des précédents locataires de l’Élysée, qui se sont illustrés par d’autres scandales, ne fut pas vraiment exemplaire. Le nom de l’avidité de spéculateurs adorant le veau d’or ? Pas plus, car Bernard Madoff a eu raison de ceux-là. Peut-être le nom du fait que les riches ne paient pratiquement pas d’impôts (moins de 1 % de leurs revenus réels) ? Ça, c’est plutôt le débat sur le bouclier fiscal.
De plus, cette veuve Bettencourt, un peu perdue, est plutôt sympathique. Sa fille, qui consacre trois heures par jour à jouer Bach au piano, ne l’est pas moins. Nous voici donc apparemment loin de la dérive vers un capitalisme criminel. Non, l’affaire Bettencourt est simplement le nom de cette très vieille chose dénoncée par Aristote : la monstruosité de l’auto-engendrement de l’argent. La fécondité des espèces vivante, observait-il, est dans l’ordre des choses. En revanche, pour le règne minéral, elle n’est possible que s’il est manipulé par l’homme. Abandonné à lui-même, l’or ne fait pas de petits.
Produits dérivés, stock-options, retraites chapeaux, paradis fiscaux, etc., voilà l’indécence du capitalisme financier. Évidemment, ce qui est obscène n’est pas le petit commerce du boutiquier ou le prêt rémunéré à la grande aventure. Même les émoluments colossaux d’un grand manager peuvent encore prétendre se justifier par un talent exceptionnel comparable à celui d’une star ou d’un joueur de foot. Ce qui constitue vraiment l’ ubris , la démesure, c’est le fait qu’il puisse exister dans une démocratie un(e) citoyen(ne) disposant d’un capital de 15,6 milliards d’euros qui engendre mécaniquement – à travers une gestion boursière et fiscale optimisée par de bons serviteurs, formés aux meilleures écoles de la guerre économique et, comme Florence Woerth, stipendiés à cette fin – quelque 600 millions d’euros annuels au minimum, soit le salaire d’environ 5 000 smicards ! Revenu fabuleux, impossible à dépenser, même par une personne sénile entourée de parasites avides !
Un tel capital ne peut jamais perdre, car le reliquat de ce fantastique revenu accroît toujours plus le principal, comme dans le très beau film de Luigi Comencini l’Argent de la vieille, ainsi commenté par Pierre Lantz : « L’argent ne l’emporte pas parce qu’il est vivant, ou intelligent, ou rusé, mais par sa capacité infinie de résistance à la décrépitude, à l’usure, au déclin ; il l’emporte par la quantité, qui lui assure la maîtrise du temps. Il figure l’éternité dont le masque de la vieille Américaine est l’incarnation [^2]. »
Comment le Stagirite aurait-il pu s’imaginer un tel capital, supérieur au produit national de toute la Grèce de son époque ? Pourtant, l’affaire Bettencourt apporte la preuve de la justesse de son analyse : l’auto-engendrement du capital est au cœur de la logique d’accumulation illimitée de notre société. L’usage de la monnaie et du crédit, qui permet de pousser à consommer ceux dont les revenus ne sont pas suffisants et d’investir sans disposer du capital nécessaire, est un puissant « dictateur » de croissance. « La relation de crédit, remarque avec pertinence l’économiste Rolf Steppacher, crée l’obligation de rembourser la dette avec intérêt, et donc de produire plus qu’on a reçu. Le remboursement avec intérêt introduit la nécessité de la croissance ainsi que toute une série d’obligations correspondantes. Il convient tout d’abord d’être solvable afin de rembourser le crédit selon une temporalité définie ; il faut ensuite produire, de façon en principe exponentielle, afin de payer les intérêts de la dette et donc évaluer nécessairement toutes les activités afférentes en faisant une analyse de type coût-bénéfice […] Ce sont ces exigences combinées qui “obligent” à croître indéfiniment. » Voilà pourquoi se réapproprier la monnaie et détruire le fétichisme de l’argent sont au programme de la décroissance.
[^2]: Pierre Lantz, l’Argent, la Mort, L’Harmattan, 1988, p. 10.